À l’Ofpra, la souffrance au pas de charge
Malgré des mouvements de grève successifs, des dysfonctionnements persistent au sein de l’organisme chargé de la protection des réfugiés et apatrides. La politique du chiffre épuise les fonctionnaires et pénalise les demandeurs d’asile.
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Écouter des récits d’exil à longueur de journée, souvent parsemés de souffrances, démêler le vrai du faux, prendre en compte les traumatismes qui influeraient sur la façon de raconter : nombreuses sont les tâches qui incombent aux officiers de protection instructeurs de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).
Éprouvant psychologiquement, le mandat de ces fonctionnaires est d’autant plus ardu qu’il se heurte à la « politique du chiffre » imposée par la direction, selon Alexis*, chargé de recherche (1) à l’Ofpra. Cette injonction d’accélérer le traitement du nombre de dossiers par année était par ailleurs au cœur des protestations des agents. Ils ont fait grève durant plusieurs journées, la dernière en date remontant au mois de mars 2024. Chaque année, les agents doivent rendre 386 décisions, ce qui équivaut à 1,7 entretien par jour.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
En charge du recueil et du traitement de l’information sur les pays de provenance des demandeurs d’asile.
Ce quota est d’autant plus difficile à respecter que, selon Ahmed*, officier de protection à l’Ofpra depuis quatre ans, « on traite des demandes d’asile qui se complexifient de plus en plus. On nous demande également d’être vigilants sur des points comme la menace grave à l’ordre public, ce qui nous ajoute du travail. Et comme on nous demande de sortir toujours plus de décisions, il y a un moment où ça coince ».
Alice Benveniste, avocate spécialisée en droit d’asile, remarque que, depuis quelques années, les convocations à un deuxième entretien, qui étaient assez communes, se raréfient, à part sur des dossiers très complexes. En outre, bien que l’Ofpra soit une administration indépendante, elle dépend de la tutelle financière du ministère de l’Intérieur, qui se charge de définir l’objectif de performance annuelle.
Cet objectif, au demeurant, n’est bien souvent pas respecté. « Dans ma section, par exemple, on est tous entre 70 et 80 % de notre objectif annuel, relève Ahmed. Ça n’a pas d’impact en soi, sauf qu’il sera notifié qu’on n’a pas atteint l’objectif chiffré. Le jour où on veut changer d’administration, ça peut nous être reproché. » L’officier ajoute que, si sa cheffe de section accepte que les salariés n’atteignent parfois pas leurs objectifs, ça n’est pas toujours le cas au sein d’autres services.
Turnover
L’Ofpra est l’une des administrations publiques ayant les plus hauts taux de turnover : chaque année, 25 % de l’effectif est renouvelé. Les officiers de protection instructeurs restent en moyenne trois ans en poste, ce qui s’explique par le défi psychologique que peut représenter le fait d’écouter à longueur de journée des récits d’exilés souvent constellés d’expériences traumatiques, ainsi que par la pression managériale.
Pour certains officiers, cet emploi fait office de tremplin afin d’atteindre des postes à plus haute responsabilité au sein de la fonction publique. Ces carrières relativement courtes au sein de l’Office et la moyenne d’âge – qui avoisine les 35 ans – impliquent naturellement une certaine inexpérience, qui peut nuire à la pleine compréhension des récits.
Les officiers n’ont plus le temps de se former en profondeur sur les pays sur lesquels ils travaillent.
Alexis
« Les officiers n’ont plus le temps de se former en profondeur sur les pays sur lesquels ils travaillent, regrette Alexis. On a affaire à des gens qui ne sont pas spécialistes des régions qu’ils vont traiter, donc qui font des erreurs. » Le chargé de recherche note que, si certaines demandes sont « stéréotypées », comme celles des Bangladais, d’autres sont beaucoup moins courantes et viennent de pays, comme la Somalie, où les informations se font plus rares. Alors que certaines demandes nécessiteraient une nouvelle convocation ou un entretien plus long, les agents ne peuvent souvent pas se le permettre.
Me Benveniste constate ainsi que les Afghans, du fait du nombre élevé de demandes en provenance de leur pays, et ce depuis plusieurs années, voient bien souvent leur dossier traité de façon expéditive. En comparaison, l’avocate affirme consulter régulièrement des décisions de rejet « de plusieurs dizaines de pages extrêmement détaillées » de l’équivalent allemand de l’Ofpra. « Je suis estomaquée de voir qu’ici des dossiers afghans peuvent être rejetés en quatre lignes », regrette-t-elle.
Des conditions d’entretien peu optimales
Selon Alexis, le manque d’expérience et de formation de certains agents peut conduire ces derniers à sous-estimer le caractère socio-ethnique de la situation lors de leurs prises de décision. « Il y a toute une dimension interculturelle à prendre en compte dans l’entretien : par exemple, si vous avez affaire à des Somaliens, qui sont des gens qui parlent énormément, ou à des Afars, qui ne disent rien, précise-t-il. Selon la manière dont s’expriment les demandeurs, dont leur psyché est forgée par la culture ainsi que par la langue et le niveau d’éducation, vous aurez plus ou moins de mal à aborder certaines thématiques. » Et d’ajouter : « Ce n’est pas que du procédural, il y a aussi le rapport à l’altérité. C’est là où l’expérience peut être assez importante. »
On peut s’imaginer la réminiscence que peut provoquer le fait d’être face à un officier qui va remettre en question chacun de vos mots.
A. Benveniste
Du côté des demandeurs d’asile, l’expérience peut s’avérer douloureuse. Après de longs cheminements, se retrouver face à un agent français à qui incombe le choix d’octroyer ou non la protection est une source de stress importante. Selon Me Benveniste, les boxes de l’Ofpra dans lesquels ont lieu les entretiens ressemblent à s’y méprendre à des boxes policiers, où les demandeurs se retrouvent face à un officier à l’air inquisiteur, planqué derrière son écran d’ordinateur, pianotant bruyamment sur un clavier les réponses de son interlocuteur, en le regardant à peine.
« Pour des personnes qui ont pu faire de la prison, parfois dans des conditions monstrueuses avec de la torture, des traitements inhumains et dégradants dans certains pays menant une répression politique forte, on peut s’imaginer la réminiscence que peut provoquer le fait d’être face à un officier qui va remettre en question chacun de vos mots, relever la virgule mise à un endroit et pas à un autre », souligne-t-elle.
Par ailleurs, les entretiens à l’Ofpra, qui sont relativement brefs au vu des parcours longs et fastidieux des demandeurs, se voient écourtés par le temps d’explication de leur déroulé et de la procédure de recours en cas de débouté. Sans compter le temps d’interprétariat. « Cela peut être très dur pour une femme de parler dans ces conditions-là des viols, du mariage forcé ou de l’excision qu’elle a pu subir », relève la juriste, d’autant plus devant un homme.
Elle rappelle que les violences sexistes et sexuelles font bien souvent partie des motifs poussant une femme au départ et parsèment son parcours d’exil. Contacté, le directeur général de l’Ofpra, Julien Boucher, assure que, « lorsque les motifs de la demande d’asile sont liés à des violences à caractère sexuel, [il est possible] d’être entendu par un officier de protection du sexe de son choix ».
La transition vers le numérique, solution à double tranchant
Depuis deux ans, les notifications de rejet de l’Ofpra, initialement transmises aux demandeurs par courrier recommandé, sont dématérialisées. Cette transition vers le numérique, qui permet, selon Me Benveniste, la réduction des coûts d’envoi, est loin de faciliter la tâche à tout le monde. Malgré les explications des officiers quant à la procédure à suivre en cas de rejet de la demande, l’avocate remarque que, depuis le passage à la numérisation, de plus en plus de personnes la sollicitent après avoir appris que leur demande avait été déboutée, car ils n’ont pu en prendre connaissance à temps pour déposer un recours.
« Même s’ils sont bien informés, il n’empêche que les difficultés d’accès à l’informatique ainsi que l’analphabétisme rendent difficile l’accès au recours », explique-t-elle. Ainsi, nombre de ses clients ont dû déposer une demande de réexamen qui les soumet à de nouveaux critères beaucoup plus restrictifs que pour un recours classique et « se retrouvent face à l’impossibilité de faire valoir leurs droits devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), alors que c’est la seule voie de droit ».
Le directeur de l’Ofpra explique que, face à l’augmentation des demandes d’asile, l’administration a vu ses effectifs renforcés. Deux cents postes ont ainsi été créés avec la loi de finances de 2020, auxquels 24 ont été ajoutés par les lois de 2023 et 2024. Un plan global d’amélioration des conditions de travail a également été lancé en juin pour répondre aux attentes des agents.