Un réquisitoire justifié et salutaire
Les condamnations requises contre Marine Le Pen, ses 24 co-prévenus et le RN dans le procès des assistants parlementaires fictifs du FN payés par le Parlement européen, ne sont pas scandaleuses en regard de la gravité des détournements de fonds public constatés.
Les politiques sont-ils au-dessus des lois ? Se prétendre présidentiable vaut-il immunité ? Ces questions sont à nouveau posées depuis les réquisitions du parquet dans l’affaire des assistants parlementaires du FN payés par le Parlement européen. Les procureurs Louise Neyton et Nicolas Barret ont requis contre Marine Le Pen une peine de cinq ans de prison dont deux ans ferme, aménageable avec un bracelet électronique, 300 000 euros d’amende, et cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire. Cette dernière peine s’appliquerait donc immédiatement, même en cas d’appel.
Dans ses décisions sur l’inéligibilité de Gaston Flosse en 2009, Jean-Noël Guérini en 2021, et Michel Fanget en 2022.
Précisons qu’en vertu d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel établie à trois reprises (1), qui ne vaut pas pour les élus locaux – municipaux, départementaux ou régionaux –, un député ou un sénateur frappé d’une inéligibilité exécutoire peut conserver son mandat jusqu’au jugement définitif. Celle-ci lui interdit toutefois de briguer un nouveau mandat local ou national. En l’espèce, si le tribunal suit les réquisitions du parquet, Marine Le Pen ne pourra pas se présenter à la présidentielle de 2027.
Cet empêchement suscite un tollé dans les rangs de l’extrême droite. Sans surprise. Jordan Bardella, le remplaçant de Marine Le Pen à la présidence du Rassemblement national, fustige des « réquisitions scandaleuses » et « une atteinte à la démocratie » qui « visent à priver des millions de Français de leur vote en 2027 ». Dans la foulée, le RN a lancé une pétition qui appelle à défendre la démocratie (en très petits caractères sur son visuel) et soutenir Marine (en gros caractères). Son allié Éric Ciotti, mais aussi Nicolas Dupont-Aignan, qui exigeait naguère un casier vierge pour être élu, Sarah Knafo et Éric Zemmour ont entonné la même ritournelle.
Un préjudice de près de 4,6 millions d’euros
Plus inattendu, Gérald Darmanin a également volé au secours de la pasionaria du RN. « Il serait profondément choquant que Marine Le Pen soit jugée inéligible et, ainsi, ne puisse pas se présenter devant le suffrage des Français », a-t-il déclaré dans un tweet. Cette réaction nous étonnerait si l’on n’avait pas déjà constaté de quelle indulgence, ministre de l’Intérieur, il était capable face aux agriculteurs en colère quand d’autres expressions de mécontentement social étaient durement réprimées.
Rappelons contre tous ces contempteurs habituels d’un soi-disant laxisme judiciaire, qui exigent des magistrats des peines toujours plus sévères, voire automatiques – c’est le cas des peines plancher –, que les réquisitions du parquet ne sont que l’application des lois voulues et votées par les représentants du peuple à l’issue de l’examen d’un dossier qui n’était pas « vide », comme le prétend Sébastien Chenu. Au contraire.
Le procès, avec les auditions des 25 prévenus au cours de 16 après-midi de confrontations, a grandement conforté les charges retenues par l’instruction.
« Il s’agit, a pu déclarer la substitute du procureur Louise Neyton, d’une affaire au caractère inédit, par son ampleur, sa durée, son caractère organisé, optimisé, systématique, avec un mépris ostensible de ses auteurs, et qui caractérise une atteinte grave et durable aux règles du jeu démocratique français et à la transparence de la vie publique ». Le tribunal s’est en effet penché sur 46 contrats pris en charge par le Parlement européen, dont la preuve du travail d’assistant parlementaire n’a pu être apportée. Et cela pour une raison simple : ils travaillaient en réalité pour le FN ou auprès des Le Pen, père et fille. Dans une affaire similaire jugée l’an dernier, le MoDem était poursuivi pour 11 contrats au préjudice du Parlement européen, préjudice évalué à 230 000 euros. Là, les avocats du Parlement européen, partie civile, l’ont évalué à 4 591 333,12 euros, et les faits portaient cette fois sur trois législatures.
Un « système » dominé par Marine Le Pen
Le procès, avec les auditions des 25 prévenus au cours de 16 après-midi de confrontations (lire nos compte-rendus), a grandement conforté les charges retenues par l’instruction. Oui, il existait bien un système centralisé, piloté par la direction du parti, pensé pour faire des économies sur les finances du parti à l’aide du Parlement européen par une recherche permanente et systématique de transferts de charges. Dans ce système, le trésorier du FN, Wallerand de Saint-Just avait un rôle primordial, mais la décision et l’arbitrage revenait à Marine Le Pen, comme auparavant à son père. Car si les faits poursuivis couvrent les années 2004 à 2016, a glissé la substitute du procureur, « on a pu entrevoir qu’ils se commettaient avant », comme Politis l’avait montré, feuilles de paie à l’appui.
L’immunité parlementaire n’intéresse que la liberté de parole, de pensée et en aucun cas la liberté d’utiliser les fonds publics qui, elle, est encadrée et ne saurait être absolue.
Procureur
Dans ce système, dominé par Marine Le Pen, les prévenus qu’ils soient députés européens, assistants parlementaires, ou experts-comptables chargés de demander au Parlement européen la prise en charge des rémunérations d’assistance, ne pouvaient totalement ignorer participer à une entreprise frauduleuse. Raison pour laquelle leur responsabilité pénale est retenue par le parquet, qui apprécie toutefois à des niveaux divers leur rôle et leur implication dans le détournement de fonds publics (voir notre tableau récapitulatif des réquisitions).
D’autant que l’enjeu partisan de ce détournement pouvait, accuse Louise Neyton, se « doubler d’un intérêt personnel direct pour les principaux concernés en finançant un train de vie confortable aux proches et amis de la famille Le Pen », lesquels percevaient des rémunérations nettement supérieures au salaire médian. C’est un aspect du dossier ignoré de la plupart des commentaires.
Une sévérité accrue pour les atteintes à la probité
Que des commentateurs, qui n’ont pour la plupart assisté à aucune audience du procès, trouvent ces réquisitions trop rudes et tentent par leurs propos de faire pression sur les juges qui rendront leur verdict dans quelques mois n’a rien d’inédit. Des années de réactions aux procès politico-financiers nous enseignent que les déviances et délinquances des élites ne sont pas perçus comme ayant la même gravité que celles portant atteinte aux personnes et aux biens.
La peine d’inéligibilité vise à l’assainissement de la vie politique et économique.
Procureur
Les juges ne devraient pas appliquer la loi quand il s’agit de politiques élus ? À barre, Bruno Gollnisch a prétendu que ce serait une atteinte à la séparation des pouvoirs. Loin de l’immunité des députés, le procureur a fort justement rappelé que cette immunité « n’intéresse que la liberté de parole, de pensée et en aucun cas la liberté d’utiliser les fonds publics qui, elle, est encadrée et ne saurait être absolue ».
L’automaticité des peines d’inéligibilité serait « un principe dangereux » (Christian Estrosi) ? Cette peine complémentaire qui « vise à l’assainissement de la vie politique et économique » a été « voulue par le législateur émanation des électeurs ». Pour les membres du gouvernement et les détenteurs d’un mandat électif public, en cas de condamnation pour des faits d’atteinte à la probité, elle a été portée de 5 à 10 ans en 2013 (article 131-26-1 du Code pénal), rendu ensuite « obligatoire » en 2016 (article 432-17). En requérant l’inéligibilité des prévenus, le parquet n’a fait qu’appliquer la loi à la lettre. Seuls les juges peuvent « par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer cette peine, en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ». Gageons que les plaidoiries de la défense prévues aux six prochaines audiences s’efforceront de proposer aux juges de quoi motiver une telle décision.
Une « mauvaise idée » ?
Un report de la sanction ne manquera pas d’être perçu comme une faiblesse de la justice à l’endroit de la délinquance en costume cravate.
Alain Duhamel, le doyen des éditorialistes de BFMTV, veut bien admettre l’inéligibilité mais dans un jugement définitif, après l’appel et la cassation. « Dans deux ans », au mieux, selon lui. Mais son exécution provisoire, a-t-il professé, est « une très mauvaise idée » dont « personne ne pourra penser qu’elle est équitable ». Il faudrait donc attendre encore alors que les prévenus ont déjà usé de toutes sortes de manœuvres dilatoires – refus de convocation, 45 recours dans la procédure, y compris sur des points de droit déjà tranchés –, pour repousser leur comparution et ont déjà fait part de leur intention, quel que soit la qualité du jugement d’interjeter appel et de se pourvoir ensuite en cassation, pour renvoyer la décision de justice et son exécution aux calendes grecques. Alors que les détournements de fonds publics sont graves et établis, déjà anciens du fait des prévenus eux-mêmes, un report de la sanction ne manquera pas d’être perçu comme une faiblesse de la justice à l’endroit de la délinquance en costume cravate.
Il fut un temps où les lepénistes tonnaient contre une telle impunité. Sur France 2, le 9 février 2004, à une époque où le FN prétendait être le seul à ne pas avoir « piqué de l’argent dans la caisse », Marine Le Pen s’insurgeait contre les détournements de fonds par les élus : « Les Français en ont marre qu’il y ait des affaires, ils en ont marre de voir des élus qui détournent de l’argent, c’est scandaleux ! »
Vingt-et-un ans plus tard, quand la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris rendra son jugement, le RN, déjà condamné dans « l’affaire Jeanne », pourrait bien être le premier parti de France… condamné deux fois pour défaut de probité.
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