À l’instar d’Utopia 56, la criminalisation de l’aide aux personnes exilées s’accentue
Alors que l’association d’aide aux personnes réfugiées est visée par trois enquêtes pénales portant sur ses actions à la frontière franco-britannique, deux rapports alertent sur la volonté de criminaliser les associations d’aides aux personnes exilées et leurs bénévoles.
À la frontière franco-britannique, les associations n’ont pas de répit. Utopia 56 a révélé il y a quelques jours dans le journal Le Monde être visée par trois enquêtes. L’association d’aide aux personnes exilées effectue des maraudes d’urgence sur le littoral. La première enquête porte sur des faits de diffamation à l’encontre des forces de l’ordre. Les deux autres concernent des appels passés par des bénévoles. Il leur est reproché d’avoir intentionnellement alerté les secours en mer pour de « fausses situations », mobilisant de fait, les secours.
Utopia 56 nie les accusations et indique « se tenir à disposition de la justice » dans son communiqué. Pour l’association, il est clair que ces procédures s’inscrivent dans une volonté de criminaliser l’aide aux personnes exilées à la frontière. « C’est une gradation des entraves au travail des associations, c’est pareil dans tous les pays d’Europe où l’extrême droite arrive petit à petit, les libertés fondamentales sont bafouées », souffle Yann Manzi, délégué général d’Utopia 56, qui ne se dit « pas étonné ».
C’est pareil dans tous les pays d’Europe où l’extrême droite arrive petit à petit.
Y. Manzi
Le cofondateur de l’association assure demander depuis plusieurs années à la préfecture, aux élu·es ainsi qu’aux pompiers et au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) d’être reçu afin de réfléchir aux stratégies à mettre en place : « Nos demandes sont restées sans réponse, alors qu’une collaboration est nécessaire. »
Plusieurs sortes d’entraves
Coïncidence du calendrier : une enquête commandée par l’Observatoire des libertés associatives vient de sortir sur le sujet, ainsi qu’un rapport de la Ligue des droits de l’homme (LDH) publié lundi 9 décembre.
Ninon Brilloit est l’autrice du rapport de la LDH. Elle se focalise plus particulièrement sur les entraves à l’observation de l’association Human Rights Observers (HRO) qui collecte des données sur les expulsions dans le Calaisis et le Dunkerquois. Plusieurs sortes d’entraves à l’observation sont pointées du doigt. Elle explique qu’il y a deux grandes catégories. La première est structurelle : mise en place de périmètres de sécurité qui empêche les associations d’aller sur les lieux de vie mais aussi de voir ce qu’il se passe lors des opérations d’expulsions. Human Rights Observers ne peut alors effectuer sa mission de comptage et d’observation.
La deuxième grande catégorie regroupe les atteintes personnelles. Elles passent par une mise en cause individuelle des observateur·ices avec des contrôles d’identité récurrents, des contraventions, des captations quasi systématiques de vidéos des associatifs par les forces de l’ordre et des intimidations. Le rapport cite alors des exemples concrets auxquels les observateur·ices ont assisté. Le 15 novembre 2023, lorsqu’une membre d’HRO demande au chef d’opération : « Vous pouvez ne pas me toucher s’il vous plaît ? Je ne préfère pas », il lui répond : « Je ne préfère pas non plus, je ne veux pas me salir ».
« Une façon de détourner l’attention »
Ces entraves à répétition fragilisent le tissu associatif financièrement mais jouent aussi sur la santé mentale des bénévoles. Mathilde Rogel, autrice du rapport « Enquête sur la répression de la solidarité avec les personnes exilées aux frontières », a pu observer ce harcèlement policier qui « n’arrange pas la situation déjà difficile pour les bénévoles ».
Rien ne nous empêchera de poursuivre nos missions, on ne bâillonne pas la solidarité.
Y. Manzi
À cela s’ajoutent une « crainte d’avoir des poursuites » et une « autocensure ». Étudiante à l’EHESS et mandatée par l’Observatoire des inégalités, elle était aussi présente sur d’autres frontières comme celle partagée avec l’Italie et constate les mêmes procédés : « Les procès à Briançon ont refroidi pas mal de personnes engagées ». Pour Yann Manzi en revanche, la détermination reste intacte : « Rien ne nous empêchera de poursuivre nos missions, on ne bâillonne pas la solidarité. »
Mais les premières personnes touchées par ces entraves sont les personnes exilées. « Les atteintes à la légitimité des solidaires découlent d’abord de la criminalisation des migrations », rappelle le rapport. « D’autres registres de disqualification sont néanmoins employés émanant d’abord de l’extrême droite mais gagnant peu à peu le reste du champ politique. Le premier, qui relève de la ‘rhétorique de l’appel d’air’, est fondé sur la peur d’un ‘envahissement migratoire’ qui, dans le discours des autorités, serait encouragé par le travail des associations. »
Pour Mathilde Rogel, cette procédure n’est donc pas étonnante, « c’est la continuité de ce qui a déjà été dit auparavant ». En 2023, Hervé Berville, ancien secrétaire d’État chargé de la mer, avait déjà posé ce genre d’accusation de faux appels. « L’État ne remet pas en cause ses manières de faire, continue-t-elle, c’est une façon de détourner l’attention ». Le travail des associations encouragerait les personnes à passer en Angleterre, faisant « le jeu des passeurs ». « Cela ajoute juste de la misère à la misère », conclut-elle. Depuis le début de l’année 2024, plus de soixante personnes sont décédées en tentant de rejoindre le Royaume-Uni.
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