Après Mazan, comment faire pour que les hommes arrêtent de violer ?
La photojournaliste Anna Margueritat a suivi l’intégralité du procès des violeurs de Mazan. Après le verdict rendu jeudi 19 janvier, elle revient sur les violences entendues au quotidien et celles qui continueront.
Après plus de trois mois de débats, le procès dit des « viols de Mazan » touche à sa fin. Pendant trois semaines, les plaidoiries des avocat.es de la défense se sont enchaînées, comme un écho aux discours des accusés venus tour à tour à la barre en niant pour la grande majorité « l’intention criminelle ».
La plupart des avocat.es ont préféré à l’analyse juridique la critique de la publicité du procès (faisant suite à la décision de Gisèle Pelicot de refuser le huis clos), fustigeant les médias qui feraient de ce procès « celui de la société », et regrettant une prétendue « hystérisation des débats » menée par « la foule » venue attendre les accusés à la sortie du tribunal, « le couteau entre les dents » ou encore « torches à la main ».
Les collages féministes sur les murs aux abords du tribunal et une banderole « 20 ans pour tous » ont suscité l’indignation des avocat.es, dénonçant « l’acharnement » que subissent « ces 50 vies brisées », que l’on aurait « traînées dans la boue » tout au long du procès.
Stratégie globale
À les entendre, on pourrait croire que les 50 coaccusés de Dominique Pelicot seraient les véritables victimes dans ce procès. On s’étonnerait presque de ne pas les voir alignés sur le banc des parties civiles. Une stratégie globale semble avoir été décidée ; celle de faire de Dominique Pelicot le seul véritable coupable, le « monstre », celui sans lequel « les autres mis en cause ne seraient pas là ».
Selon cette théorie, les 50 coaccusés auraient tous été manipulés, parfois même drogués par Dominique Pelicot comme le suggèrent certains d’entre eux avec l’appui de leurs avocats. Gisèle Pelicot, elle, se voit alors reléguée au statut de victime mais « uniquement de son ex-mari ». Ce n’est pourtant pas ce que disent les vidéos, images insoutenables des viols captées par le principal accusé.
La diffusion des vidéos au cours du procès a elle aussi fait l’objet de la colère des avocat.es de la défense. « Un pare-feu pour nous endormir » selon Maître El-Bouroumi, ou encore l’œuvre de « notre Roman Polanski à nous » qui ne nous montre que « ce qu’il veut qu’on voie », d’après Maître Kabore. Les vidéos représentent des éléments de preuves matérielles irréfutables, et cela dérange sur les bancs de la défense.
Le viol, c’est indécent, évidemment choquant, c’est pas beau à voir mais encore moins à vivre.
Si ces images sont « indécentes » selon pléthore d’avocat.es, elles n’en sont pas moins la représentation évidente des centaines de viols subis par Gisèle Pelicot inconsciente, soumise chimiquement par son ex-mari. Le viol, c’est indécent, évidemment choquant, c’est pas beau à voir mais encore moins à vivre.
La matérialité des faits étant établie par ces images, la défense s’attaque alors à l’élément moral ; « point de crime sans intention criminelle », rappelle Maître Biscarat. La loi française est écrite de telle façon que la caractérisation d’un crime comme le viol se base tant sur la matérialité des faits, que sur l’intention de l’auteur de commettre un crime. Cependant, le « viol par surprise » est induit par la soumission chimique exercée par Dominique Pelicot sur la victime, la rendant de ce fait inconsciente et dans l’incapacité d’exprimer son non-consentement.
« Consentement par procuration »
On en revient indubitablement à la notion de consentement, à ce jour absente du Code pénal. L’écrasante majorité des accusés rabâchent qu’ils ne « pouvaient pas savoir qu’elle n’était pas consentante », pas plus qu’ils ne pouvaient imaginer « qu’un mari puisse faire ça à sa femme ». En revanche, concernant « le mari », ils n’ont aucun mal à déclarer à la barre qu’à leurs yeux, la présence du mari « validait » le consentement de la victime ; la croyance d’un « consentement par procuration », idée misogyne selon laquelle la femme serait objet et propriété de son époux.
Si de nombreuses personnalités et organisations féministes se battent pour l’inscription et l’encadrement du consentement dans la loi, les avocat.es de la défense se gardent bien d’encourager cette lutte. « Pas besoin de le définir : le consentement l’est déjà en filigrane », affirme Me Lantelme. Maître Monzies s’offusque, « faudra-t-il, dans quelques années, signer un contrat pour avoir une relation sexuelle avec une femme ? » Et Me Amr de renchérir, « il faut donc relever le consentement d’une personne avant l’acte sexuel ? »
Les arguments masculinistes ont été brandis en nombre quand il s’est agi d’aborder les faits de « viols aggravés » ; la testostérone responsable d’un impulsif « besoin sexuel » ou encore une « pulsion hormonale », l’infantilisation des accusés et la responsabilité des femmes comme l’expose Maître Gontard : « Les hommes sont de grands enfants. Lorsque les femmes donnent la vie, les hommes se sentent délaissés. »
Victimisation secondaire
Cette responsabilité, Me Menvielle la dirige vers la partie civile, allant jusqu’à rendre Gisèle Pelicot complice de ce qu’elle a subi : « Les vidéos révèlent des actes sexuels, un jeu à trois, il y a une volonté d’échange entre mon client et Madame Pelicot qui a des réactions sur les images (…) elle a un mouvement de bassin pour se positionner », ose l’avocate à propos de la victime inconsciente dont on entend, en fond, les ronflements sonores.
En entendant ces mots, Gisèle Pelicot quitte la salle pour la première et dernière fois au cours d’une plaidoirie. À ce moment précis, elle incarne toutes ces victimes qui vivent cette « maltraitance de prétoire », comme l’a nommé son avocat Me Camus. Cette victimisation secondaire, ces violences infligées par l’institution judiciaire et ses représentant.es, est une des raisons pour lesquelles les victimes de violences choisissent de ne pas porter plainte.
Ce sera probablement le défi principal de « l’après » : reconstruire sur les ruines de toute cette humanité piétinée par les agresseurs.
Pour ne pas avoir à subir un traumatisme supplémentaire. Gisèle a coupé court, elle s’est « levée et s’est cassée », comme l’a fait le même jour Adèle Haenel au procès de Christophe Ruggia. Toutes deux ont refusé de subir cette violence, qu’elle vienne de la bouche de leur agresseur, ou des avocat.es qui défendent en malmenant les victimes.
« Trop tard »
Dans l’enceinte d’un tribunal, la violence ne connaît que peu de limites. Elle surgit à nouveau quand les 50 coaccusés de Dominique Pelicot ont été invités à prendre la parole pour un dernier mot, « si vous avez quelque chose à ajouter pour votre défense », comme le précise le président d’audience Roger Arata. Une dizaine d’accusés seulement ont présenté ou réitéré leurs excuses à l’adresse de la victime. Ces excuses, Gisèle ne les écoute pas. « C’est trop tard », a-t-elle souvent soufflé, en détournant le regard depuis le banc des parties civiles.
Les avocat.es de la défense ont beau répéter que les mis en cause « ont changé, évolué », la réalité fait état d’un tout autre constat. Au travers du comportement des accusés pendant ces 15 semaines d’audience, au travers de leurs discours et de l’impunité dont ils sont persuadés de bénéficier, on comprend que si l’on parle d’un « procès historique », celui-ci ne sera pas la source d’une prise de conscience générale pour ceux qui ont volé une part d’humanité à leur victime.
Ce sera probablement le défi principal de « l’après » ; reconstruire sur les ruines de toute cette humanité piétinée par les agresseurs, et tenter de répondre à la sempiternelle question : comment faire pour que les hommes arrêtent de violer ?