La couleur nouvelle de mes jours
Journaliste permanent à Politis depuis 1998, après avoir pigé neuf ans, Patrick Piro a pris sa retraite en juillet 2024.
dans l’hebdo N° 1841-1843 Acheter ce numéro
Journaliste permanent à Politis depuis 1998, après avoir pigé neuf ans, Patrick Piro a pris sa retraite en juillet 2024. Pour le journal, il a suivi les Verts, l’écologie puis les questions internationales. Il a écrit de nombreux reportages à la croisée de ces questions lorsqu’il couvrait les forums sociaux mondiaux. Nous avons demandé à notre collègue comment se passaient les journées lorsqu’on devient libre à plein temps.
« Mais avec plaisir ! » : Politis me propose d’écrire un texte sur ma nouvelle expérience du temps libre. « Hein ? Pour la semaine prochaine ? » Réflexe reptilien. On a beau être à la retraite, un feu est passé à l’orange dans le cerveau quand arriva le point « délai », sempiternellement épineux. Quarante ans et plus sous le couperet des échéances qui s’enquillent sans répit, ça laisse des traces durables.
En fait, je l’avais, le temps. Ma première expérience, très sensorielle, c’est le réveil à la cool, sans agenda qui se télécharge instantanément dans la tête : à peine émergé du sommeil, il ne restait déjà que des miettes de journée à vous appartenir.
Les journées s’écoulent moins vite, deviennent goûteuses, parfois même onctueuses par la grâce d’un libre arbitre retrouvé.
Idem pour les soirées, tendance prodigue désormais. Traîner, lire, un cinoche tardif, des sorties sans calcul : c’est qu’il a disparu, le raide contremaître des lendemains professionnels. C’est passé du « très contrasté » à « camaïeu » sur la palette des jours. Plus de lundi gris acier, de vendredi rouge surchauffe puis vert bouteille, de dimanche beige bouilli. Les journées, qui se précipitaient sous la pression du boulot (mince, déjà mercredi ?), ont perdu cette âpreté de fruit hydroponique. Elles se sont arrondies. Désormais, elles s’écoulent moins vite, deviennent goûteuses, parfois même onctueuses par la grâce d’un libre arbitre retrouvé. « Si je veux ! » Hi hi hi : à la limite du caprice !
Voilà une table peut-être pas rase, mais nettement débarrassée. Un ami, qui a deux ans d’ancienneté dans ce job de retraité, me confessait se sentir encore « comme un gamin dans un magasin de jouets ». On farfouille sur toutes les gondoles. Touiller la terre pendant des heures avec le maraîcher de l’Amap, reprendre l’italien, s’inscrire à la bibliothèque (une première depuis l’âge de 12 ans !), participer à une lointaine soirée four à pain communautaire, assister à des spectacles improbables, donner des coups de main au débotté (c’est gratifiant d’offrir du temps), multiplier et étirer les rencontres amicales, booster ma charge de tâches ménagères (devant témoin·es).
On laisse couler le robinet des heures, on s’exerce à en perdre pour des trucs insolites.
On laisse couler le robinet des heures, on s’exerce à en perdre pour des trucs insolites. J’ai balancé les pourriels sans m’énerver : 545 « Black Friday » reçus entre le 23 octobre et le 4 novembre (l’invention du vendredi sans fin).
« ChatGPT, peux-tu écrire un texte de 4 300 signes sur le temps libre, sur un ton intimiste et personnel ?
– Bien sûr, j’en serai ravi. [On dirait qu’il veut devenir mon pote.] Voici un texte qui pourrait correspondre
à ta demande : “Le temps libre, ce concept si précieux, est souvent perçu comme un luxe dans notre monde moderne. Dans notre quotidien effréné, il semble parfois s’évanouir comme une brume légère au lever du soleil […]” » (je vous fais grâce de la suite).
Et puis il y a les vraies occasions, celles que l’on archivait à regret : j’aimerais bien, mais… Là, on peut ! Hop, une semaine en Sicile chez des agricultrices et des agriculteurs géniaux tout comme on aime, agrumes bios, fermes d’insertion, guerre à l’agro-industrie, aide aux migrant·es, projets politiques, culture locale dans les tripes. Très jouissive, aussi, cette faculté nouvelle de pouvoir régler en deux coups de cuillère à pot les bricoles qui traînaient des mois durant, pas vraiment bloquantes mais agaçantes, reléguées par les gros machins professionnels (de vrais chantiers, quoi) qui écrasaient la liste des « à faire ».
Les contraintes professionnelles avaient leur contrepartie arrangeante quand il s’agissait de justifier ses dénis de faire.
Pourtant, ces pures satisfactions finissent par se ternir un peu : se complaira-t-on longtemps à matosser peinard en cale, quand on était sur le pont à manœuvrer dans les paquets de mer ? De culpabilisantes fumerolles sourdent ; passent des flashs de charentaises dégradants : voilà le cousin du contremaître qui se pointe. « T’as pas mieux à faire ? » Réplique hargneuse : « Fais pas chier, je pique rien à personne ! »
Signe que la reconquête de l’équilibre intérieur n’a pas encore digéré l’injonction du « maintenant, quoi faire de solide ? » – d’intelligent, d’utile pour la société, de préférence. Qui ne s’est pas dit, à voix basse : « Quand j’aurai le temps, à la retraite… » ? Les contraintes professionnelles avaient leur contrepartie arrangeante quand il s’agissait de justifier ses dénis de faire. Le Temps libre n’organisera pas, tel une pensée magique, l’éclosion de mes projets encore au stade du désir. Me voilà juste devenu autoentrepreneur de mes jours. C’est un apprentissage électrisant.
La carte blanche est un espace de libre expression donné par Politis à des personnes peu connues du grand public mais qui œuvrent au quotidien à une transformation positive de la société. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
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