La France en Afrique : clap de fin ou nouvelle feuille de route ?
Coup sur coup, le Sénégal et le Tchad ont annoncé vouloir mettre fin à la présence militaire française sur leur sol. Ce nouvel exemple du délitement du « soft power » français en Afrique est la résultante d’une profonde incompréhension de ce qui se joue sur ce continent pluriel.
En moins de 24 heures, le Sénégal et le Tchad, deux des points d’appui réputés fiables du dispositif de coopération militaire de la France sur le continent africain, ont fait défection. En effet, dans un entretien au Monde, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye, élu le 2 avril dernier, a signifié la volonté de son pays de mettre fin à la présence militaire française.
Le même jour, quelques heures seulement après la visite du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, N’Djamena a annoncé, par la voie d’un simple communiqué, la rupture de l’accord de défense qui la liait à Paris. La concomitance peut surprendre, d’autant que Jean-Marie Bockel venait juste de rendre un rapport de mission visant à diminuer l’empreinte militaire de la France sur un continent où son influence n’a eu de cesse de décliner.
Une France incapable à prendre la mesure des tendances lourdes qui travaillent des sociétés africaines mondialisées.
La fin de la présence de la France dans ces deux pays alimente le reflux de ce qu’on a longtemps appelé le « pré carré ». Une zone regroupant ses ex-colonies ainsi que celles de la Belgique où Paris a exercé une influence incontestée, des indépendances jusqu’au début des années 2010. Les ressorts de ce repli sont multiples.
Certains participent du bouleversement stratégique en cours qui voit une redistribution des cartes sur le continent africain, avec l’affirmation ou la réaffirmation de puissances extérieures, telles la Chine, la Russie, la Turquie, les Émirats arabes unis, notamment au Tchad, ou plus locales, à l’image du Maroc. D’autres causes viennent de plus loin et sont liées à l’incapacité de la France à prendre la mesure des tendances lourdes qui travaillent des sociétés africaines mondialisées connaissant des changements rapides.
Des sociétés africaines en mouvement, une France figée
Cette situation est agrémentée de nombreuses maladresses diplomatiques et de l’absence d’une vision stratégique cohérente. Cette incapacité à redéfinir une posture militaire et à faire évoluer les relations économiques et monétaires, à l’image du lancinant problème du Franc CFA, accélère l’éviction de la France de cette partie du monde qui souhaite tourner la page de la colonisation.
En témoignent l’échec de la stratégie de lutte contre le terrorisme islamiste dans le Sahel trop sécuritaire et incapable de tracer une perspective à des sociétés en proie au mal développement, ou encore l’aide publique au développement, dont le saupoudrage, la financiarisation et la contraction actuelle avec une baisse de plus de 20 % dans le projet de budget 2025, ne permettent pas à la France de conserver ses positions.
Le « soft power » de la France dont l’influence s’est irrémédiablement délitée au fil des ans et des incompréhensions.
Il en est de même des ingérences directes ou indirectes, réelles ou supposées – dans tous les cas, ressenties comme telles par les acteurs africains – qui ont nui au « soft power » de la France dont l’influence s’est irrémédiablement délitée au fil des ans et des incompréhensions, et ce en dépit des promesses formulées par les derniers locataires de l’Élysée, notamment Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, de rompre avec ce qui restait de la « Françafrique ».
Ainsi, après un début d’aggiornamento engagé par Lionel Jospin, alors premier ministre (1997-2002), Paris a renoué avec ses réflexes d’antan comme l’a montré son soutien au régime tchadien d’Idriss Déby (2006-2008), son appui au fils de ce dernier dans le cadre d’une succession controversée (2021), ou à celui d’Ali Bongo au Gabon (2009) après la disparition de Bongo père, ou encore son action en Côte d’Ivoire (2010), avec, il est vrai, l’assentiment de l’ONU…
Plus près de nous, citons l’appui discret au président sortant, Macky Sall, lors de l’élection présidentielle sénégalaise d’avril dernier, élection qui a vu la victoire de son adversaire, dix jours après sa sortie de prison, et dont le registre souverainiste laissait présager l’éviction actuelle de la France de ce pays.
En réalité, la France n’a pas su intégrer la revendication de souveraineté de sociétés ouest-africaines, notamment au sein de la jeunesse, travaillées par la rhétorique postcoloniale et néopanafricaine de la « seconde indépendance » ou de la « renaissance africaine », en référence au discours de 2005 du président sud-africain Thabo Mbeki qui plaidait pour une prise de distance vis-à-vis d’un Occident suspect de néocolonialisme.
Depuis près de deux décennies, cette phraséologie de la « seconde indépendance » est reprise en chœur par la plupart des leaders se revendiquant du panafricanisme, de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo au président du Rwanda Paul Kagamé, en passant par les responsables des différentes juntes sahéliennes.
Cette idéologie, portée par les élites nationalistes de gauche, entre en résonance avec des sociétés qui résument souvent la France à sa présence militaire sur le continent, aux échanges économiques inégaux, aux bateaux de réfugiés en perdition en Méditerranée, ou à des politiques migratoires au mieux excluantes au pire répressives.
Dès lors, que faire ?
Le délitement de l’influence française et l’éviction de sa présence militaire sont donc la résultante d’une profonde incompréhension de ce qui se passe sur un continent pluriel où les ex-populations colonisées sont désireuses de reprendre leur destin en main. Reste que si « la France ne peut plus changer le cours de l’Histoire africaine », comme le suppose l’historien Achille Mbembé, elle peut et doit envisager sa présence différemment.
Elle aurait dû s’efforcer d’édifier une nouvelle politique de coopération avec les États africains en instaurant des partenariats équilibrés valorisant tant les intérêts des deux parties qu’une normalisation que de nombreux pays africains sont allés chercher auprès de puissances alternatives telle que la Chine, devenue depuis lors le premier partenaire économique du continent. S’il n’est pas trop tard pour des pays où Paris conserve encore quelque crédit, comme la Côte d’Ivoire ou le Gabon, elle doit s’efforcer d’accélérer le processus de normalisation politique.
Cette évolution de notre politique permettrait de penser une histoire commune et constituer une communauté d’esprit.
Celui-ci suppose le règlement des problématiques mémorielles liées à un passé qui ne passe pas. En ce sens, le travail réalisé par la commission présidée par l’historien Vincent Duclerc visant à établir la responsabilité de la France dans le génocide rwandais est aussi exemplaire que salutaire puisqu’il a permis d’esquisser un début de normalisation entre Paris et Kigali. Un travail similaire sur les massacres perpétrés au Cameroun ou encore à Thiaroye au Sénégal, pour ne citer qu’eux, est des jalons qui permettraient d’assainir les relations avec ces pays.
Au-delà, la France aurait intérêt à jouer la carte de la discrétion et laisser le temps faire son œuvre. Une telle posture n’est pas exclusive, pour peu qu’on le veuille, d’une politique de développement ambitieuse, ni proactive sur le plan des entreprises. De même la relance de notre « soft power » suppose d’ouvrir plus largement l’enseignement supérieur à des étudiants africains aujourd’hui pénalisés par l’augmentation des frais d’inscription et les politiques de suspicion à leur encontre lors des demandes de visas, et à favoriser les échanges culturels.
Cette évolution de notre politique permettrait de penser une histoire commune et constituer une communauté d’esprit fondée sur une vision du monde partagée et une langue commune, au moins pour les pays francophones. Ce sont des objectifs atteignables qui permettraient à la France de restaurer un lien de confiance avec les sociétés africaines.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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