Comment l’Europe prépare-t-elle ses habitants à la guerre ?

Face au risque du retour de la guerre en Europe, des pays comme la Suède, la Finlande ou la Lettonie adaptent leurs stratégies de défense en impliquant leurs citoyens. Une nouvelle culture de la résilience se déploie pour préparer les populations aux crises et renforcer la sécurité collective.

Maxime Sirvins  • 2 décembre 2024 abonné·es
Comment l’Europe prépare-t-elle ses habitants à la guerre ?
Collage d'éléments du guide suédois « En cas de crise ou de guerre ».
© DR

Depuis le début du conflit russo-ukrainien en 2014, et plus encore depuis 2022, l’Europe traverse une transformation géopolitique profonde. Celle-ci est marquée par un retour brutal de la guerre aux portes de l’Union européenne. Cet événement a conduit de nombreux pays à repenser leur organisation, à moderniser leurs infrastructures et à impliquer directement leurs populations dans l’éventualité d’une future guerre. Entre sensibilisation nationale, renforcement des défenses civiles et lutte contre la désinformation, une nouvelle culture de la résilience se dessine.

« Si une crise ou une guerre survient »

La Suède, longtemps perçue comme un bastion de neutralité, a opéré un véritable tournant dans sa doctrine de défense. En novembre 2024, elle a réédité sa brochure emblématique intitulée Si une crise ou une guerre survient. Pour les Suédois, l’idée d’un livret d’urgence civile n’est pas nouvelle. La première édition de Si la guerre arrive a été produite pendant la Seconde Guerre mondiale et elle a été mise à jour durant la guerre froide. Cette cinquième version, distribuée à cinq millions de foyers, témoigne d’une volonté de préparer chaque citoyen.

Si la Suède est attaquée, nous ne capitulerons jamais. Toute information contraire est fausse.

Dès les premières pages, le ton est donné : « Si la Suède est attaquée, nous ne capitulerons jamais. Toute information contraire est fausse. » Elle propose des conseils pratiques sur l’évacuation, la gestion des blessures, le soutien aux personnes vulnérables, la protection des animaux de compagnie, ainsi que des recommandations sur la façon de maintenir le moral en cas de conflit.

Pour l’Agence suédoise de protection civile (MSB), le contexte actuel exige de rompre avec les illusions de sécurité : « Nous vivons une époque incertaine. Des conflits armés font rage dans notre coin du monde. […] Pour résister à ces menaces, nous devons rester unis. Chacun doit faire sa part pour défendre l’indépendance de la Suède et notre démocratie. » Le pays ne se contente pas de donner des consignes, mais insiste également sur le rôle actif de chaque citoyen dans la défense de la démocratie et de l’indépendance nationale.

Les pays nordiques en première ligne

La Norvège et le Danemark, eux aussi membres du cercle nordique, suivent une approche similaire, mais avec des spécificités locales. La Norvège, par exemple, s’appuie sur un dense réseau de volontaires pour répondre aux crises et encourage les communautés locales à développer leurs propres stratégies de survie. La brochure norvégienne distribuée à l’ensemble des foyers rappelle l’importance pour le pays de la préparation communautaire. « Si nous sommes plus nombreux à pouvoir prendre soin de nous-mêmes et de nos familles immédiates, les défenses globales de la Norvège, c’est-à-dire la somme des ressources publiques destinées à prévenir et à gérer les crises et la guerre, seront renforcées. »

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Du côté du Danemark, les autorités ont envoyé un mail à tous les résidents majeurs pour leur expliquer ce qu’ils devaient faire pour se préparer en cas de crise. En juillet, lors d’une conférence de presse, le ministre danois de la Défense, Troels Lund Poulsen, déclarait que tous les citoyens « devraient avoir suffisamment de provisions chez eux pour survivre pendant trois jours », tout en rassurant que le pays n’était pas sous la menace immédiate d’une attaque militaire.

« Exercer une résistance armée »

Exercer une résistance armée (y compris le sabotage) contre les forces ennemies

La Lettonie, avec son document Que faire en cas de crise mis à jour en 2024, va encore plus loin. En plus des conseils habituels, le pays explique comment préparer la résistance. « Même si le contrôle d’une partie du territoire est perdu à la suite d’opérations militaires, nous continuerons à défendre la nation en résistant jusqu’à ce que l’indépendance nationale soit rétablie. » À la quinzième page, le document explique sans prendre de pincettes que faire pour résister, à savoir « exercer une résistance armée (y compris le sabotage) contre les forces ennemies », « exercer la désobéissance civile » ou « organiser et participer à des grèves de masse ».

Traduction d'une page du guide lettonien expliquant comment résister en cas de guerre.
Traduction d’une page du guide letton expliquant comment résister en cas de guerre.

En avril 2023, la Lettonie a voté pour le rétablissement du service militaire obligatoire pour tous les hommes âgés de 18 à 27 ans. Confrontée à la montée en puissance de la menace russe, la Lituanie avait décidé en 2015, un an après l’annexion de la Crimée, de rétablir le service militaire obligatoire, sept ans après l’avoir supprimé.

La Finlande historiquement prête

À côté, la Finlande, qui partage une frontière de plus de 1 300 kilomètres avec la Russie, illustre historiquement un modèle de résilience. Le pays n’a rejoint l’Otan que l’an dernier, le 4 avril 2023, après que Moscou a étendu sa guerre en Ukraine début 2022. La Suède a suivi dans la foulée et a adhéré à l’organisation le 7 mars 2024.

Contrairement à ses voisins nordiques, ce pays n’a jamais cessé de se préparer à une éventuelle confrontation militaire, un héritage direct de la Guerre d’hiver contre l’Union soviétique en 1940. Aujourd’hui, Helsinki s’appuie sur une plateforme numérique qui offre des ressources exhaustives pour affronter divers scénarios de crise, qu’ils soient liés à des conflits armés ou à des catastrophes naturelles. Le pays insiste sur la nécessité de stocker des médicaments, dont des comprimés d’iode pour prévenir l’exposition radioactive en cas de guerre.

Faire face aux nouvelles menaces hybrides

Preuve de la volonté de préparation totale finlandaise, l’ancien président Sauli Niinistö a commandé un rapport pour la Commission européenne publié le 30 octobre 2024. Intitulé Ensemble, plus en sécurité : renforcer la préparation et l’état de préparation des forces civiles et militaires européennes, ce document examine les menaces pesant sur l’Union.

Les menaces hybrides russes représentent un défi majeur pour l’Europe, qui cherche à adapter sa stratégie de défense et de préparation. Ces attaques combinent sabotage physique, cyberattaques, désinformation et tactiques clandestines. L’objectif ? Déstabiliser les États européens et saper l’unité de l’Otan, tout en évitant une confrontation militaire directe.

Le rapport souligne que la gestion des risques passe non seulement par les gouvernements, mais aussi par les entreprises et les populations. Il recommande ainsi plusieurs points d’actions dont l’implication des citoyens dans la préparation des crises. Pour renforcer l’Union européenne face aux menaces hybrides, le rapport met un accent particulier sur la création d’un réseau antisabotage. Ce dispositif renforcera les États membres pour faire face à la destruction intentionnelle d’infrastructures critiques, comme les réseaux énergétiques ou de communication, souvent ciblés. Par ailleurs, il recommande aussi un renforcement des capacités de lutte contre les cyberattaques.

Couverture du guide roumain.
Couverture du guide roumain.

Désinformation et cyberdéfense

Ces menaces hybrides illustrent une guerre d’usure psychologique, politique et économique. Selon Bruno Kahl, chef des renseignements allemands, cette stratégie vise à déstabiliser les sociétés européennes et à faire vaciller l’Otan. Parallèlement aux préparations matérielles, les autorités accordent une attention particulière à la lutte contre ces menaces hybrides, notamment la désinformation. Dans un contexte où les campagnes de propagande visent à ébranler les opinions publiques et à saper la cohésion des États, plusieurs gouvernements ont pris des mesures proactives.

Ne faites pas l’erreur de croire des informations sensationnalistes sans vérification et de vous laisser prendre par la peur.

« Soyez plus sécurisés dans le cyberespace », rappelle la Roumanie, pour protéger les « informations qui sont d’une importance cruciale pour vous ou même pour la sécurité de l’État ». Le 24 novembre, le pays a assisté à une percée inattendue de l’extrême droite pro russe au premier tour des élections législatives. Le Conseil suprême de la défense nationale affirme que le scrutin a été marqué par des ingérences russes, notamment sous forme de cyberattaques et de désinformations via TikTok.

Dans le document Guide pour les situations de crises mis en ligne en juin 2024, la lutte contre la désinformation est pourtant largement mise en avant. « Ne faites pas l’erreur de croire des informations sensationnalistes sans vérification et de vous laisser prendre par la peur. »

La résilience comme arme

Pour le général Dominique Trinquand, auteur du livre Ce qui nous attend édité (Robert Laffont), « l’Union européenne est déjà très active dans le domaine de la cyberdéfense ». Il rappelle que « la guerre avec la Russie a déjà commencé dans le domaine du cyber mais aussi avec le problème des sabotages ».

Le 29 novembre, Richard Moore, le chef du service britannique de renseignement extérieur, a accusé la Russie de mener une « campagne incroyablement imprudente » de sabotage en Europe. Dans un discours prononcé à l’ambassade britannique à Paris, il a déclaré que le monde se trouvait dans la situation la plus dangereuse de ses 37 années de travail dans le monde du renseignement.

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Pour le général Dominique Trinquand, la Russie est très active dans « ces attaques asymétriques, parce que les Russes savent très bien qu’ils ne peuvent pas nous attaquer frontalement ». Mais pour lui, « tous ces pays, qui font partie de l’Otan ne devraient pas avoir peur, car monsieur Poutine ne peut pas s’y frotter directement, il n’en a pas les moyens ».

Face à la réaction de préparation des populations, comme le fait la Finlande par exemple, il y voit « une réaction de peur » qui selon lui « peut donner du poids aux menaces de la Russie ». Mais, en relativisant, c’est aussi pour le général « une façon de montrer que ces pays vont résister et que c’est donc une façon de mobiliser les forces morales des citoyens. » La résilience des populations est primordiale. Ces pays adoptent alors la politique de : « Même pas peur, ne frappez pas, parce que, nous aussi, on est prêt. »

Le cas unique de la France

Du côté de la France, il existe quelques guides pour se préparer à des crises, mais majoritairement écologiques, comme des inondations. Aucuns documents ou sites ne mentionnent la possibilité d’une guerre. On peut alors se demander pourquoi la France adopte cette position.

La France a une position spécifique en Union européenne parce que c’est la seule puissance nucléaire.

D. Trinquand

Selon le général Dominique Trinquand, « la France a une position spécifique en Union européenne parce que c’est la seule puissance nucléaire et que l’on considère que la dissuasion nucléaire nous préserve d’une guerre sur le territoire national », juge l’ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU. Pour lui, si la France préparait sa population, cela donnerait « une raison [à nos ennemis] de ne pas croire en notre dissuasion nucléaire ».

Une nouvelle ère de défense

L’Europe entre dans une nouvelle ère où la préparation à l’imprévisible devient une priorité commune. La préparation à la guerre ne se limite pas aux infrastructures militaires ou aux recommandations pratiques. Elle implique également une transformation des mentalités. La guerre en Ukraine marque la fin d’une ère en Europe, obligeant le continent à repenser ses priorités à long terme.

Les brochures éditées en Suède, en Norvège ou en Roumanie ne sont pas de simples documents informatifs. Elles incarnent une prise de conscience collective de la nécessité de se protéger, ensemble. À travers ces initiatives, l’Europe ne se contente pas de réagir aux menaces actuelles. Elle construit une résilience active, ancrée dans l’autonomie des citoyens et la coopération internationale, pour faire face aux défis à venir.

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