« On peut créer n’importe où n’importe quand »
La notion de temps libre dans la création ne serait-elle pas à relativiser ? Voici quelques réponses avec des artistes et des écrivains.
dans l’hebdo N° 1841-1843 Acheter ce numéro
« Je me promène dans le maquis, on croit que je me promène, mais je travaille. Je tourne des phrases dans mon esprit, j’échafaude des scènes de mon roman que je suis en train d’écrire (1). » Ne pas se fier aux apparences, c’est ce que dit ici Jean-Philippe Toussaint : quand un écrivain semble ne rien faire par rapport à sa création en cours, il est très vraisemblable qu’il soit en train d’y penser, voire – Toussaint employant le mot – d’y travailler.
Citation extraite de Petit Éloge de la procrastination, Emmanuel Villin, Les Pérégrines, 2024.
Voilà qui relativise beaucoup la notion de temps libre. Les artistes que nous avons interrogés sur cette question nous le confirment. « Il est très difficile de déterminer ce qui est travail et ce qui ne l’est pas, dit le musicien et compositeur Sylvain Chauveau. Vie professionnelle et vie privée se mêlent intimement, presque à tous moments. Bien sûr, il y a le temps où on est avec son instrument ou avec d’autres musiciens à répéter, à composer. On peut le qualifier de temps de travail. Mais le temps de rumination mentale sur l’œuvre à venir, qui a lieu dans un train, au lavomatique ou en marchant, comment le nommer ? »
Je passe beaucoup de temps à essayer de ne pas oublier.
L. Bentkowski
Les phrases qui surgissent inopinément, sous la douche par exemple, et qui relèvent déjà de l’écriture, sont aussi le quotidien de Louise Bentkowski, l’autrice de Constellucination. « Comme je n’ai pas toujours la possibilité de prendre des notes, j’essaie de retenir ce que j’ai en tête, dit-elle. Je passe beaucoup de temps à essayer de ne pas oublier. » Les moments les plus propices se situent le soir, après une journée bien remplie à accomplir tout autre chose. « Ces instants où l’écriture se concrétise sont assez brefs. Mais sans doute n’existeraient-ils pas s’il n’y avait pas eu tout ce que j’ai fait précédemment », ajoute celle qui est aussi metteuse en scène.
Un rêve, on ne peut pas le ranger dans un placard.
G. Clayssen
« Celles et ceux qui sont porteurs de projets, comme je le suis, explique Guillaume Clayssen, metteur en scène, sont porteurs d’un rêve. Or, un rêve, on ne peut pas le ranger dans un placard pour passer à autre chose. En ce qui me concerne, dans le temps dit ‘libre’, familial notamment, si tant est que le temps familial soit un temps vraiment libre – il est merveilleux mais aussi plein de contraintes –, émergent des visions, des images créatrices. »
Qui-vive et inconscient
Et Guillaume Clayssen, qui a un projet de spectacle sur le déni écologique, de prendre un exemple : « Je vais chercher mon fils de 8 ans à l’école. Il me pose une question – une de ces questions dont les enfants ont le secret : “Est-ce que c’est vrai, Papa, que quand on te coupe la tête, tu as encore trois secondes de vie ?” Et immédiatement je fais le lien avec mon projet de spectacle sur le déni écologique. J’ai envie de travailler sur la cécité, l’aveuglement. Et je me dis qu’il faudrait peut-être aussi travailler avec des corps sans tête. Je ne sais pas si, finalement, cette image créatrice aboutira. Mais c’est de cette façon, dans mon temps ‘libre‘, que surgissent des inspirations. » Rester sur le qui-vive ou laisser agir son inconscient, les deux attitudes sont possibles et en rien exclusives.
« Le plus important, chez moi, c’est de faire naître un désir, d’allumer cette étincelle d’où tout le reste découlera, dit Sylvain Chauveau. Ça peut être en regardant des photos, un film, en lisant un recueil de poésie, de préférence dans un champ qui n’est pas la musique – sinon il y a le risque de trop s’en inspirer. Plus le désir provoqué sera intense, plus la musique viendra toute seule. Ce qui ne veut pas dire que je ne passerai pas des semaines, voire des mois, à peaufiner un morceau dans un studio. Mon esthétique est le minimalisme : tous les détails sont importants. Pour faire correspondre la réalité à la matière musicale qui m’est initialement venue en tête, il me faut beaucoup du temps. »
S’enfermer dans sa chambre pour attendre « l’inspiration » n’est pas vraiment une solution, même si cette vision romantique de l’artiste reste tenace. Quant à s’attabler à son bureau à heures fixes, ce n’est pas du goût de Louise Bentkowski : « Je veux que l’écriture reste un endroit de désir et d’éveil. Même s’il m’est arrivé de passer des journées entières à retravailler mon texte, c’est parce que j’en avais envie, non parce que je me l’imposais », confie-t-elle.
Tout est bon à utiliser. Surtout quand on travaille à partir de son vécu. Et qu’on ne répond pas à des commandes.
M. Laveaux
« Pour poser un morceau, il faut que mon ordinateur soit allumé et mon matériel branché. Mais on peut créer n’importe où, n’importe quand, confirme Mélissa Laveaux, autrice, compositrice et interprète. Nous sommes constamment en recherche. Tout est bon à utiliser. Surtout quand on travaille à partir de son vécu. Et qu’on ne répond pas à des commandes. » Néanmoins, elle se revendique comme « une grande militante du repos ». « Je suis une femme noire, queer et handicapée. Les femmes noires font partie des groupes sociaux qui développent le plus de maladies auto-immunes inflammatoires. Le stress est corrélé à ce qui se passe dans la société, à la montée de la haine. » Cela dit, elle reconnaît manquer de temps pour se reposer. « Je suis artiste indépendante, j’ai fondé ma société de production, je dois gérer pas mal de choses au quotidien et être en permanence dans la prospection. »
Contraintes
La dimension matérialiste occupe en effet une bonne partie du temps de nombre d’artistes – les écrivains étant, pour la plupart, contraints d’avoir une seconde activité, comme c’est le cas de Louise Bentkowski, qui gagne sa vie grâce au théâtre. Sylvain Chauveau, lui, tire l’essentiel de ses revenus des droits d’auteur, plus particulièrement des écoutes en streaming. Artiste prolifique, il avoue avoir peu de temps disponible : « Ce sont des métiers où vous ne contrôlez pas la masse de travail que vous allez avoir. Si vous en faites trop, vous risquez le burn-out. Si vous triez trop, vous prenez le risque de ne plus être appelé. L’équilibre est difficile à trouver. »
En tant qu’intermittente, je ne me sens jamais tranquille.
L. Bentkowski
« Quand on est metteur en scène, une grande partie de notre temps est occupée à rechercher des financements et de nouveaux partenaires, explique Guillaume Clayssen. Ce qui n’a rien à voir avec l’“apothéose créatrice”. Cette recherche pénible permet d’ouvrir du temps pour imaginer puis répéter. Mais ce temps-là est aussi limité, parce qu’il exige des sommes d’argent importantes. Par exemple, si des répétitions mobilisent huit personnes durant une semaine, le coût est de 10 000 euros. Avec la crise actuelle, on ne les trouve pas comme cela. »
Louise Bentkowski se voit aussi dans l’obligation de rédiger des dossiers pour réunir les financements de ses spectacles. « Le régime de l’intermittence finance ce travail qui n’est pas rémunéré mais est obligatoire pour une production. Or, en tant qu’intermittente, je ne me sens jamais tranquille. Je me demande toujours si je serai reconduite l’année suivante. » Comme Guillaume Clayssen, elle finit par estimer que le temps « le plus libre » est celui sur le plateau – « c’est le moment où tout ce qu’on a fait en amont et qui était assez laborieux se met à exister ».
Entretenir et maintenir, quoi qu’il arrive, notre contact avec l’esprit, où qu’il soit – dans la matière ou ailleurs.
R. Ameur-Zaïmeche
Quant au cinéaste Rabah Ameur-Zaïmeche, le questionnement sur le temps libre dans la création l’a amené à une réflexion singulière, croisant certaines préoccupations déjà précédemment exprimées mais ouvrant sur un plan radicalement existentiel : « Le temps libre a une signification toute particulière pour moi. Il est l’objectif à atteindre. Le point d’orgue, le point final de toute une vie. Il est un temps dense, condensé, aussi puissant qu’une super nova : la porte qui permet à notre conscience de poursuivre son voyage après la mort. Au début d’un processus de création, il y a d’abord le sommeil, le rêve… Surtout, ne pas se précipiter. Cultiver la patience, la persévérance, la gentillesse et la ruse. Poursuivre des études, un chemin, celui de la connaissance – sans rien attendre et sans contrainte. Transformer les routines quotidiennes en des actes libres. Faire de chacune d’elles un événement qui nous rend meilleur, comme s’il était accompli pour la dernière fois. Inventer des pas de côté, des pas de danse, et apprendre à contrôler sa propre folie, puisque de toute façon le monde est fou. Entretenir et maintenir, quoi qu’il arrive, notre contact avec l’esprit, où qu’il soit – dans la matière ou ailleurs. »