Écologie : « En France, nous voyons un réseau d’entraide entre les luttes se former »

Le chercheur Gaëtan Renaud a mené pendant huit mois une enquête auprès des collectifs citoyens qui ont bataillé et gagné face à des grands projets imposés et polluants entre 2014 et 2024. Il nous livre un panorama de ces dix années de luttes locales qui ont fait bouger quelques lignes. Entretien.

Vanina Delmas  • 4 décembre 2024 abonné·es
Écologie : « En France, nous voyons un réseau d’entraide entre les luttes se former »
Manifestation contre les mégabassines, à La Rochelle, en juillet 2024.
© Maxime Sirvins

La victoire contre le poulailler industriel de Langoëlan, contre une mine d’or au Pays basque, contre une scierie industrielle dans le Limousin, contre un méthaniseur XXL en Loire-Atlantique… L’association Terres de luttes publie un rapport intitulé Quand la lutte l’emporte, qui répertorie 162 victoires de luttes locales entre 2014 et 2024 contre des projets imposés et polluants. Soit 14 000 hectares de terres agricoles ou naturelles préservées et quinze milliards d’euros d’investissements publics et privés économisés.

Pour cette enquête, le chercheur indépendant Gaëtan Renaud, a interrogé 42 collectifs et s’est appuyé sur le travail de recherche mené par l’équipe de la revue Silence et deux chercheurs de l’ENS, Juliette Piketty-Moine et Gaëlle Ronsin, sur les victoires des luttes écologiques en France entre 1970 et 2022.

Quels sont les grands enseignements à retenir de ces dix ans de luttes locales ?

Gaëtan Renaud : D’abord, les profils des habitant·es mobilisé·es sont très hétéroclites. À Fournès, la lutte contre Amazon est partie de deux pharmaciens, un bûcheron, un éducateur sportif. Ils avaient des méthodes de travail complémentaires, des visions politiques différentes et ont travaillé ensemble sur le long terme. Ensuite, on observe un cocktail d’actions. C’est la fameuse diversité des tactiques (interpellation des élus, manifestations, recours juridiques, parfois de l’occupation de terrain ou des actions de désarmement…) mais avec une synchronisation, car elles sont interdépendantes : l’expertise permet d’alimenter un dossier pour un recours juridique et d’interpeller les élus, les médias ; les mobilisations permettent d’avoir des dons pour financer les recours juridiques…

Dernier point : aujourd’hui en France, nous voyons un réseau d’entraide entre les luttes se former. Cette étude n’est pas forcément un mode d’emploi des luttes locales car il n’y a pas qu’une seule manière de lutter, et de gagner, mais l’idée est de trouver un sens commun à cette hétérogénéité de victoires. Nous avons comptabilisé 162 cas de victoire contre des grands projets imposés et polluants sur les dix dernières années.

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C’est important car au-delà de la dénonciation des impacts environnementaux, les opposant·es contestent également des processus décisionnels opaques et l’absence de consultations démocratiques. Or, à part Notre-Dame-des-Landes, le Larzac et Plogoff, la plupart des luttes écologistes sont tombées dans l’oubli. Comment visualiser les différents types de modes d’action et de stratégies pour y gagner si on ne connaît pas nos victoires ?

Sur ces 162 victoires, la défense de l’environnement est-elle le moteur de la lutte ?

C’est souvent un des moteurs, mais c’est plus nuancé. Les collectifs s’opposent principalement à l’artificialisation des sols et la question écologique est très importante car elle touche aux conditions de subsistance de l’économie locale. Les collectifs démontrent les effets environnementaux et écologiques de ces projets, notamment sur la ressource en eau, dans l’utilisation des sols, des produits chimiques, de la pollution de l’air… Mais, surtout, ils pointent la non-pertinence du projet dans sa globalité, c’est-à-dire en prenant en compte les effets sociaux, politiques, économiques.

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Par exemple, dans le cas d’Amazon, ils ont prouvé que ce sont des emplois assez précaires, qui seront robotisés dans les prochaines années, donc pas des emplois sur le territoire. Sur le plan économique, ils montrent souvent que le projet engendrera un endettement majeur et des retombées économiques minimes. Par exemple, dans le cas des bassines de la Clusaz pour créer de la neige artificielle, les militants se sont rapidement rendu compte que ce n’était pas juste la question d’une bassine, mais toute une dynamique territoriale autour du tourisme.

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Un des militants m’a parlé d’un grand cercle vicieux, car derrière la neige artificielle, ce sont des promoteurs immobiliers qui n’investissent que s’il y a de la neige. Or, aujourd’hui, pour leur garantir cette neige avec les impacts du changement climatique, il faut la fabriquer artificiellement. Cela a compliqué la mobilisation locale mais a permis de rétablir quelques vérités

Ces dernières années, des luttes ont surgi contre des méthaniseurs et des parcs photovoltaïques. Comment sont-elles menées alors que ces projets sont, a priori, compatibles avec la transition écologique ?

Dans ces luttes qui n’existaient pas il y a quelques années encore, l’enjeu est de montrer à quelle échelle sera réalisé le projet. Un collectif en lutte contre des panneaux photovoltaïques n’est pas contre les énergies renouvelables mais va montrer que c’est surtout une question d’artificialisation des sols, agricoles ou naturels, pour la construction de panneaux photovoltaïques à une échelle industrielle.

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Dans le cas de la méthanisation, les collectifs ne luttent pas contre cinq petits agriculteurs qui valorisent leurs déchets pour faire de l’énergie propre locale. Le plus gros méthaniseur de France en projet à Corcoué, en Loire-Atlantique, prévoyait une capacité de 600 000 tonnes d’intrants par an, donc cela va demander un accaparement des terres agricoles pour produire de la matière pour le méthaniseur et non pour l’alimentation.

L’expertise citoyenne est au cœur de ces luttes. Comment sert-elle de bascule ?

Je l’ai analysé à travers trois axes : produire, traduire, diffuser. Tout d’abord, les citoyens s’attaquent à la compréhension technique du dossier. C’est primordial, car il y a systématiquement une invisibilisation du projet, de la désinformation ou une minimisation des impacts du projet. C’est un énorme travail de compilation de données, de contre-expertise, car il faut récolter ces informations dans les études d’impact ou dans les dossiers de présentation des projets – quand ils existent – puis tout vérifier. Sans oublier de déconstruire la novlangue utilisée par les porteurs de projet.

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Par exemple, ils parlent de « hangars à camion » plutôt que d’entrepôts Amazon, de « gaz de couche » plutôt que de « gaz de houille », de « souveraineté alimentaire » alors qu’il s’agit d’une méga sucrerie portée par une multinationale… La capacité de reprise des savoirs des citoyen·nes est toujours impressionnante, que ce soit sur des sujets très techniques ou sur le lien entre le projet et les problématiques du territoire. Ce savoir se construit petit à petit, en fonction des profils des militants, mais aussi grâce à des liens avec des scientifiques, des spécialistes… Pour la mégascierie dans le Limousin, les collectifs et associations ont travaillé main dans la main avec les bûcherons, les forestiers, les naturalistes…

Quand des ministres utilisent le mot « écoterroristes », celui-ci est également employé par les détracteurs des luttes locales.

Ensuite, tout est traduit sur des tracts pour détailler tous les sujets de façon pédagogique : la consommation d’eau, le budget, les questions de l’énergie, les risques pour l’emploi, les coûts sur les fonds publics, les impacts territoriaux sur le paysage, les pollutions… Ces informations sont alors diffusées sur les réseaux sociaux, sur des tracts distribués dans la rue, pendant des manifestations afin de faire de la lutte un sujet incontournable sur le territoire.

Ces dix dernières années, la stigmatisation des écologistes et la répression envers les militants se sont accentuées. Les collectifs citoyens en ont-ils conscience ?

Je ne sais pas si c’est vraiment conscient chez eux, mais effectivement, le local et le national se rejoignent sur ce point. Quand des ministres utilisent le mot « écoterroristes », celui-ci est également employé par les détracteurs des luttes locales. Et il y a de la répression, de la décrédibilisation, de l’intimidation.

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Par exemple, dans la lutte contre les bassines d’eau à La Clusaz, il y a eu des sanctions sociales très fortes : des moniteurs de ski engagés dans la lutte se sont fait un peu ostraciser dans leur travail, des agriculteurs ont vu les barrières de leurs champs être ouvertes pour que les animaux s’enfuient, un des militants phare du collectif a été stigmatisé, donc les gens ne voulaient plus discuter avec lui dans la rue par peur d’être associés à la lutte…

Les alliances entre les luttes sont-elles récentes dans l’histoire des luttes ?

Historiquement, il y a eu des coalitions qui se sont créées à différentes échelles entre le local, le régional, le national notamment pour les barrages, pour le nucléaire. Mais il y a des temps forts et des temps bas. Sur les dix dernières années, une véritable structuration s’est opérée, et la transmission des savoirs s’effectue régulièrement. Après leur victoire, les opposants au méthaniseur XXL de Corcoué en Loire-Atlantique ont appris que Shell, le porteur de projet, essayait de faire exactement la même chose à Chaumont, en Haute-Marne. Ils ont transmis directement tous leurs dossiers et leurs arguments aux nouveaux collectifs et le projet a été abandonné en quelques mois seulement.

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Parfois, c’est une coalition géographique. En Occitanie, les citoyens en lutte contre le projet de centre commercial Val-Tolosa, contre la mégascierie de Lannemezan, contre la zone d’activité logistique Terra 2, sont souvent investis dans la lutte contre l’A69. Des coalitions nationales se forment comme la Déroute des routes ou Résistance aux fermes-usines. La lutte sur la montagne de Lure contre une centrale photovoltaïque a donné naissance à une mise en réseau au niveau local, au niveau du massif et au niveau régional.

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Puis lors de l’événement Les Résistantes au Larzac en 2023, tout ce petit monde s’est mis en réseau avec le reste du territoire et, aujourd’hui, il y a 160 collectifs qui luttent contre des projets renouvelables à échelle industrielle. Ce sont autant d’indicateurs qui montrent que de vrais échanges se font entre collectifs à différentes échelles, que ce soit au niveau local, régional, national, et que nous assistons à la formation d’un mouvement social décentralisé qui a désormais bien conscience de lui-même.

Est-ce que certains sujets sont plus mobilisateurs que d’autres, et des luttes plus faciles à gagner ?

Cela dépend vraiment des territoires, de l’avancée du projet avant que la lutte démarre. Généralement, les porteurs de projets vont chercher des territoires avec des caractéristiques favorables : une gouvernance locale jugée conciliante voire complaisante, des prix fonciers modérés, une faible densité démographique qui limite les oppositions potentielles, des besoins économiques locaux qui rendent le territoire plus enclin à accepter des compromis… On constate que les projets portés par l’État (barrage, nucléaire, transport…) ont des temps de lutte beaucoup plus longs, c’est-à-dire au-dessus de huit ans.

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Mais la plupart des collectifs ont bien conscience que tant qu’on sera dans une logique de surproduction et de surconsommation, ce genre de projets continuera. Quand ils gagnent contre un, trois autres apparaissent dans la commune voisine ! Cependant, on distingue quand même des changements structurels, notamment dans la politique publique. Par exemple, les luttes contre les extensions de fermes-usines en Bretagne ont réussi à faire annuler le plan volaille de la région, qui prévoyait de subventionner ce genre d’infrastructures. Et certaines municipalités intègrent dans leur budget des fonds pour lutter contre les recours des collectifs et des associations.

Peut-être que demain, il nous paraîtra collectivement tout aussi absurde de raser une forêt pour construire des panneaux photovoltaïques.

Les chercheuses de l’ENS, Juliette Piketty-Moine et Gaëlle Ronsin, ont montré que, sur les cinquante dernières années, les luttes contre des projets touristiques ont majoritairement été victorieuses (contre des grands complexes hôteliers dans des réserves naturelles, des dunes de plages…) Or, sur les dix dernières années, il y a beaucoup moins de cas donc peut-être que ces luttes ont réussi à poser cette ligne rouge. Peut-être que demain, il nous paraîtra collectivement tout aussi absurde de raser une forêt pour construire des panneaux photovoltaïques. La prise de conscience avance peut-être grâce à ces luttes locales et ces victoires.

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