Au boulot les jeunes !
Dans leur film Au boulot !, Gilles Perret et François Ruffin filment les gueules cassées du monde du travail. Parmi eux, deux jeunes de Grigny, Mohammed et Iliès, symboliques du tri social opéré par l’Éducation nationale, de Parcoursup aux groupes de niveaux.
« C’est pas moi qui ai arrêté l’école, c’est eux qui m’ont arrêté », Mohammed, une vingtaine d’années, désormais employé dans une entreprise d’installation de fibre optique, semble n’en tenir rigueur à personne. Face à la caméra, il explique comment Parcoursup l’a laissé sur le carreau : « Il m’a rien proposé, zéro, rien du tout ».
Dans leur film Au boulot !, Gilles Perret et François Ruffin filment les gueules cassées du monde du travail, sans sublimation excessive, comme une succession de visages et de tranches de vie. Parmi elles, il y a deux jeunes de Grigny, l’une des villes les plus pauvres de France, Mohammed et Iliès. Sans fards, ils livrent des bribes de leur parcours à Sarah Saldmann, l’avocate-éditorialiste de CNews en pleine aventure de tourisme social. Iliès et Mohammed crèvent l’écran. Bonhommes, ils lèvent la mèche sur la perversion du système éducatif français qui se met en scène comme pourvoyeur d’une « égalité des chances » alors qu’il devient de plus en plus une machine à trier.
« Les deux années qui ont suivi mon bac (professionnel), j’ai postulé dans des écoles. J’avais 10-12 de moyenne, j’étais au-dessus de 10, on peut pas dire qu’il est con le mec », raconte Mohammed. Iliès, lui, a arrêté après son bac pour travailler. Livreur de nourriture pour chats dans les demeures bourgeoises, manutentionnaire, il enchaîne les boulots que lui impose son agence d’intérimaires, pour deux trois jours à chaque fois seulement. « On cherche une stabilité, dit-il, mais elle n’est pas accessible. » Tous les deux vivent encore chez leurs parents. Des jeunes comme eux, « de bonne volonté », il y en a plein dans les cités.
Parcoursup, une machine à ventiler les élèves qu’on nous présente comme un outil de justice sociale.
Recalés par un algorithme dont personne ne connaît les critères, Iliès et Mohammed n’ont pas fait appel comme les familles aisées, évoquées dans l’ouvrage Contester Parcoursup d’Annabelle Allouch et Delphine Espagno. Il est presque certain qu’ils ne savaient même pas que c’était possible. Eux ont été habitués à encaisser, si possible en silence.
Qui peut encore croire à la fable de la démocratisation scolaire ? À quelques semaines de l’ouverture de Parcoursup pour les lycéennes et lycéens, il faut rappeler la nocivité de cette machine à ventiler les élèves qu’on nous présente comme un outil de justice sociale. Un anonymat garanti ? Faux. Les formations ont accès aux bulletins scolaires des candidats dans lesquels se glisse toujours un prénom : « Bravo pour vos progrès en mathématiques Mohammed, poursuivez vos efforts ». Ils peuvent lire les lettres de motivation qui fourmillent d’indices sur leur environnement social et familial, tout comme leurs CV. Les examinateurs ont également connaissance du lycée d’origine.
Dans ce sens-là donc, aucune opacité. L’inverse n’est pas vrai, aucun élève ne postule en sachant quelles sont les réelles attentes des formations qui déterminent seules leurs algorithmes. En plus d’être injuste, Parcoursup est compliqué. Il faut une excellente connaissance du labyrinthe que constitue l’orientation scolaire pour préparer, dès l’entrée au lycée, le choix de ses spécialités en lycée général et technologique ou pour s’informer des débouchés (beaucoup plus rares) après un bac professionnel.
Ce pourquoi certaines familles, parce qu’elles en ont les moyens, solliciteront de l’aide, du « coaching » à 800 euros, quand d’autres s’en remettront aux professeurs principaux qui font au mieux le travail, mais sans pouvoir déjouer le sort du destin au berceau.
Résignation
Parcoursup est un régulateur de flux vers une université exsangue qui ne peut plus accueillir tous les candidats. Générateur de stress, il conditionne tellement l’avenir des jeunes que certains développent des phobies scolaires et décrochent. Une réalité consciencieusement tue. Mais Parcoursup est surtout le bout d’une chaîne de tri social qui commence désormais en 6e avec la réforme du « choc des savoirs » mise en place sous le gouvernement de Gabriel Attal.
Une réforme instaurant des groupes de niveaux (et non pas de besoins) dès l’entrée en collège en fonction des résultats aux évaluations nationales qui ponctuent l’école élémentaire. Iliès et Mohammed n’ont pas connu le choc des savoirs, mais, comme la plupart des enfants des classes populaires, n’ont pas pour autant réussi à court-circuiter la fatalité de la reproduction des inégalités scolaires. Le plus remarquable est qu’ils ne semblent en nourrir aucune colère.
Il n’y a pas de boulots honteux, mais il y a trop d’orientations scolaires subies.
C’est aussi cela que produit le tri social : le sentiment, chez les plus vulnérables, qu’ils sont à la place qui leur a toujours été désignée. Cette résignation est la principale alliée du modèle néolibéral qui assigne à résidence sociale en entretenant l’illusion du contraire. Que l’on s’entende bien, il n’y a pas de boulots honteux, mais il y a trop d’orientations scolaires subies. Et il serait temps que cela indigne et révolte jusque dans les rangs des familles plus aisées qui ont la chance d’y échapper.