La Coordination rurale contre l’État et les écolos

Le syndicat est en première ligne dans la mobilisation des agriculteurs et assume des méthodes musclées pour obtenir ce qu’il veut. Une façon de s’imposer comme le représentant de « tous les agriculteurs » à deux mois des élections professionnelles.

Pierre Jequier-Zalc  et  Vanina Delmas  • 4 décembre 2024 abonné·es
La Coordination rurale contre l’État et les écolos
Des agriculteurs de la Coordination rurale se rassemblent devant la préfecture d’Agen après avoir jeté du lisier sur la porte du bâtiment, le 26 janvier 2024.
© Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Leur bonnet jaune poussin est devenu le symbole d’une colère qui, à l’hiver dernier, a éclaté. Celles et ceux qui le portent sont adhérents, ou simples sympathisants, de la Coordination rurale (CR), deuxième syndicat d’exploitants agricoles, derrière la FNSEA. Outre les bonnets difficiles à rater, ce sont surtout les méthodes et la virulence des propos de certains membres de ce syndicat qui le placent au centre de l’attention.

Depuis les premiers éclats de la colère agricole, la CR cible deux ennemis : les administrations publiques et les écologistes. Ces derniers sont accusés d’être en opposition permanente à tous les projets des agriculteurs (retenues d’eau, méthanisation, agrivoltaïsme, etc.) et d’alimenter l’agribashing dans l’Hexagone.

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France nature environnement (FNE), fédération française des associations de protection de la nature et de l’environnement, incarne ce front écolo visé par de nombreuses actions d’agriculteurs. Rien de nouveau puisque cela se produit depuis longtemps dans certains départements, à l’initiative de la FNSEA et de sa branche jeunes : les Jeunes Agriculteurs (JA).

Je me suis déjà fait agresser verbalement par un président de FDSEA. Mais la CR est encore plus désinhibée et agressive.

C. Claveirole

Mais, depuis quelques mois, la CR a pris le relais, en montant d’un cran. « Sur certains territoires, notamment dans le Sud-Ouest, de tels actes ont lieu depuis plusieurs années. Je me suis déjà fait agresser verbalement par un président de FDSEA. Mais la CR est encore plus désinhibée et agressive », glisse Cécile Claveirole, vice-présidente de FNE, chargée de l’agriculture et de l’alimentation.

Le 18 octobre, des déchets agricoles ont été déversés par la CR87 (Haute-Vienne) devant les domiciles du président et du trésorier de l’association Saint-Junien environnement. Le même jour, deux agriculteurs étaient jugés pour avoir lâché des animaux sauvages dans le hall d’un cinéma, lors d’une soirée autour d’un film sur les mégabassines.

Tous ces actes font l’objet de plaintes, systématiquement classées sans suite, parfois sans enquêtes.

Le 27 novembre, la CR50 (Manche) a déposé des déchets agricoles devant les locaux de Manche-Nature et tagué des messages de soutien à un éleveur, non syndiqué à la CR, poursuivi en justice pour non-respect de la loi Littoral. « Tous ces actes font l’objet de plaintes, systématiquement classées sans suite, parfois sans enquêtes. Alors même que les personnes et les syndicats agricoles commanditaires de ces faits, se sentant tellement au-dessus des lois, les signent, publient et revendiquent leurs forfaits sur les réseaux sociaux », déplore FNE.

Cette impunité est également dénoncée par les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB). Cette administration publique, plus connue sous le nom de « police de l’environnement », est accusée de contrôler à tout va – si ce n’est de harceler – les agriculteurs sur la question environnementale, les empêchant de faire leur travail. « L’OFB n’a aucune utilité, il faut tout bonnement supprimer cette administration. Le gouvernement cherche des économies, en voilà ! », charge la présidente de la CR, Véronique Le Floc’h.

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« On sert de bouc émissaire parce que nos missions dérangent une petite minorité d’agriculteurs qui se fichent des normes environnementales. Mais on sait aussi qu’ils sont loin d’être représentatifs de l’ensemble de la profession », confie ­Sylvain Michel, responsable CGT à l’OFB, qui rappelle que les contrôles d’exploitations agricoles restent rares. Un rapport d’inspection interministériel commandé par Gabriel Attal a récemment souligné que près de 90 % des exploitations n’ont subi aucun contrôle en 2023. Et que seulement 1 % d’entre elles en a connu deux ou plus.

Malgré cela, l’administration publique se retrouve au cœur des tensions. Fin novembre, plusieurs membres de la CR ont envahi les locaux de l’OFB dans la Creuse. «Ils ont saccagé les bureaux, enfoncé une porte, piétiné des dossiers, apporté des déchets et intimidé le chef de l’OFB avec des insultes et menaces », assure Anne ­Frackowiak-Jacobs, préfète du département, à France 3.

Une impunité qui incite à se faire justice soi-même lorsque des animaux s’en prennent aux troupeaux. Dans le Limousin, l’obsession envers le loup s’intensifie depuis cinq ans. En 2022, le président de la CR de la Creuse avait lancé un appel explicite après des attaques de brebis : « Pour nous, la solution, c’est le poison et le plomb. On invite les agriculteurs à prendre leur fusil de chasse et à tuer le loup sans rien dire. »

Cette année, la CR de Haute-Vienne a annoncé offrir une prime de 1 000 euros pour chaque loup mort. L’association One Voice a mis en demeure le syndicat. « Appeler au braconnage n’est pas un délit, mais tuer un loup, qui est une espèce protégée, l’est. Au premier passage à l’acte à la suite de ces incitations, nous porterons plainte, indique Jessica Lefèvre-Grave, de l’association One Voice. Ils ont refusé de retirer leur appel, donc nous avons décidé d’aller également en justice sur ce point (1). »

1

L’audience d’assignation a eu lieu le 4 décembre.

Un vote à l’extrême droite

La radicalité, l’impunité et parfois l’intimidation sont les maîtres mots dans le Lot-et-Garonne, où la Coordination rurale préside la chambre d’agriculture depuis plus de vingt ans. À sa tête depuis 2013, le très controversé Serge Bousquet-Cassagne. Incendie devant le domicile d’un juge prud’homal qui avait pris une décision contre un agriculteur de la CR, creusement en toute illégalité d’une retenue d’eau de 900 000 mètres cubes, non-condamnation du meurtre, par un agriculteur, de deux inspecteurs du travail, volonté d’interdire à Marine Tondelier, numéro un d’EELV, de venir dans le département… Le pedigree du personnage a de quoi faire pâlir.

Ces méthodes de groupuscule d’extrême droite sont caractéristiques de la CR.

« Les prises de position du président de la CR nous mettent grandement en difficulté, confie, sous couvert d’anonymat, un représentant de SUD Travail en Nouvelle-Aquitaine. Des collègues sont jetés en pâture publiquement avec leur nom, leur prénom. Ces méthodes de groupuscule d’extrême droite sont caractéristiques de la CR. On attaque directement l’individu plutôt que l’administration pour l’intimider. Derrière, il y a toujours l’idée plus ou moins implicite de “on sait où vous habitez”. » Un exemple : chaque année la CR47 attribue un prix, l’Ours d’or, à la personnalité la plus nuisible de l’année pour le monde agricole. Un « prix » très souvent donné à un fonctionnaire local.

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Avant les élections européennes, Serge Bousquet-­Cassagne ne cachait pas sa proximité avec le Rassemblement national (RN). Des liens avec l’extrême droite que la présidente de la CR nie, mais qui transpirent de partout. Lors d’une manifestation à Bruxelles, Marion Maréchal est venue rendre visite aux militants. Dans le Tarn-et-Garonne, la CR a organisé, en novembre 2023, une conférence en présence d’Éric Zemmour.

Cet été, la vice-présidente du syndicat d’exploitants, Sophie Lenaerts, a tenu une conférence aux universités d’été du groupuscule nationaliste et royaliste de l’Action française. « On discute avec tous ceux qui veulent défendre l’agriculture, quelle que soit leur couleur politique », élude Véronique Le Floc’h.

Certains mots font écho aux discours de l’extrême droite, notamment la défense de l’exception agriculturelle.

F. Purseigle

Dans leur enquête menée avant les élections européennes de juin 2024, les chercheurs Pierre-Henri Bono et François Purseigle confirment que les proches de la Coordination rurale affirment leur intention de vote pour « la droite de la droite » : 47 % des sympathisants de la CR avaient l’intention d’apporter leur voix à la liste du RN, et cela monte à 62 % en ajoutant ceux en faveur de Debout la France, de Reconquête ou des Patriotes.

« Nous constatons un lien significatif de proximité entre les sympathisants de la CR et le vote d’extrême droite, mais il n’y a pas forcément de lien structurel entre l’organisation et les partis. En revanche, certains mots font écho aux discours de l’extrême droite, notamment la défense de l’exception agriculturelle ou leurs ambivalences entre souverainisme et libéralisme », précise François Purseigle, sociologue à AgroToulouse.

« On va détruire ta ferme et vos bureaux »

Depuis toujours, les actions coups de poing ont été dans l’ADN du syndicat. Six mois après sa création en 1992, dans le Gers, la Coordination rurale tente un blocus de Paris pour protester contre la réforme de la PAC et se voit accueillie par un important arsenal policier. Si la capitale n’est pas bloquée, le coup médiatique est, déjà, une réussite. Et depuis, au fil de son implantation, les méthodes du syndicat montent en intensité et se généralisent.

En juin, dans la Haute-Vienne, des agriculteurs ont enlevé les roues d’un véhicule de la direction départementale des territoires (DDT) pendant qu’un agent effectuait un contrôle. « On utilise les mêmes méthodes que les JA ou la FNSEA, pas plus. Simplement, on n’est pas traités de la même manière », balaie Véronique Le Floc’h.

S’opposer à la réglementation (…) a toujours été leur cheval de bataille, mais ils ne s’attaquaient pas aux autres syndicats, aux écologistes.

S. Colas

« La CR a fait de la protestation une méthode, et de la disparition du paysan un leitmotiv. Elle use d’un vocabulaire choc, parlant de « génocide paysan » et plus récemment d’“agricide”. Et n’hésite pas à faire du suicide des paysans un argument syndical, ce que la FNSEA s’est toujours refusé à faire pour des raisons religieuses et culturelles », analyse François Purseigle. Il précise tout de même que ce n’est pas un groupe homogène, et que certains sont plus radicaux que d’autres.

Sylvie Colas, éleveuse de volailles bio dans le Gers depuis plus de trente ans et secrétaire nationale de la Confédération paysanne, connaît bien la CR depuis ses débuts. Pour elle, la bascule de ce syndicat est liée au vieillissement et au délitement du monde agricole, notamment du fait de la FNSEA, qui a délaissé les paysans sur les territoires, et de la « colère sociale ».

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« S’opposer à la réglementation, notamment de la PAC, a toujours été leur cheval de bataille, mais ils ne s’attaquaient pas aux autres syndicats, aux écologistes… détaille-t-elle. Aujourd’hui, ils incarnent le populisme ambiant contre tout ce qui est écolo, et participent à ce mouvement de société dénonçant la prétendue écologie punitive, sans argumentaire politique de fond. »

Elle-même en a été victime. En 2023, elle porte plainte contre Lionel Candelon, un éleveur de volailles à la tête de l’association Les canards en colère, qui prend, quelques semaines plus tard, la tête de la CR32. Au téléphone, il la menace : « On va faire comme la conf qui détruit des fermes à Sainte-Soline, on va détruire ta ferme et vos bureaux. »

Le sujet de l’eau, et donc des mégabassines, est un point majeur de crispation entre le deuxième et le troisième syndicat agricole. Lors du Salon de l’agriculture 2022, des élus de la CR du Lot-et-Garonne s’en sont pris physiquement au porte-parole national de la Confédération paysanne, et à une animatrice du syndicat. Selon les propos du paysan rapportés par Reporterre, la CR lui aurait dit que c’était à cause de sa participation à une action contre les mégabassines dans le Marais poitevin.

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« Je trouve ça très inquiétant que la Confédération paysanne considère que l’accès à l’eau n’est pas prioritaire pour l’agriculture. Alors que les réserves et les stockages sont le bon sens même », assure Véronique Le Floc’h. Celle-ci réaffirme auprès de Politis que son organisation est la seule à défendre « tous les agriculteurs ».

Elle rejette toute accusation d’opportunisme alors que l’intensité de la mobilisation augmente à l’approche des élections professionnelles de janvier 2025. Une stratégie qui pourrait porter ses fruits. Tous les spécialistes imaginent une forte poussée électorale de la Coordination rurale, dont on n’a pas fini d’entendre parler.

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