Marine Calmet : « Le mouvement des droits de la nature offre une alternative au capitalisme »
La juriste a une obsession : transformer notre rapport au vivant, et transformer le droit. Dans le livre Décoloniser le droit, elle explique comment le droit français est encore le fruit d’un projet néolibéral et colonial, et dit l’urgence qu’il y a à le bouleverser.
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Devenir gardiens de la nature, Marine Calmet, Tana, 2021. Prix du livre de l’écologie de l’Institut européen d’écologie.
Droits de la nature , Marine Calmet et Sarah Hayes, coordonné par Farid Lamara, Agence française de développement. Accès gratuit sur le site de l’AFD.
Marine Calmet est juriste en droit de l’environnement, spécialiste des droits de la nature et des peuples autochtones. Elle préside l’association Wild Legal, créée en 2019, pour former les juristes de demain au droit de la nature. Elle a découvert la Guyane en 2017 et est devenue porte-parole du collectif Or de question, opposé au projet Montagne d’or et à l’industrie minière. Elle a été experte auprès de la Convention citoyenne pour le climat et œuvre pour la reconnaissance du crime d’écocide.
Dans Décoloniser le droit, vous publiez le discours de Félix Tiouka prononcé lors du premier Congrès des Amérindiens de Guyane française en 1984. Pourquoi est-ce un texte important ?
Marine Calmet : Ce texte est important car, malheureusement, il est toujours d’une actualité criante. La France ne prend toujours pas en compte les revendications des peuples autochtones de Guyane portant sur la reconnaissance de leurs droits fondamentaux et a toujours autant de mal à faire acte de reconnaissance du préjudice subi du fait de la colonisation.
L’homme occidental s’est placé au sommet de la pyramide du vivant.
Félix Tiouka dit : « La négation de l’Autre, de sa spécificité et de ses droits, a toujours été une des caractéristiques de la suffisance des peuples européens, se considérant comme les porteurs de flambeaux de la seule vraie civilisation et de la seule vraie foi. » Cela illustre les mécanismes systémiques d’oppression des peuples occidentaux sur les terres et les peuples colonisés, en l’occurrence de la France sur le territoire autochtone de Guyane.
Cette attitude repose notamment sur des instruments juridiques utilisés pour nier l’autre dans son être, sa culture, son histoire et même sa présence sur la Terre. Elle traduit une posture et une perspective ethnocentriques, dans lesquelles l’Occident est l’alpha et l’oméga de la culture dans le monde. J’observe les mêmes mécanismes par rapport à la nature : l’homme occidental s’est placé au sommet de la pyramide du vivant, dominant les femmes, les peuples autochtones, et plus globalement toutes les minorités colonisées et l’ensemble des êtres vivants.
Sur quels sujets en particulier l’État français reste-t-il dans une logique coloniale ?
La France refuse toujours de reconnaître le statut de peuple autochtone aux premières nations de Guyane, malgré les textes internationaux comme la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail et la Déclaration sur les droits des peuples autochtones des Nations unies. Concernant les enfants issus des peuples amérindiens placés dans des « homes indiens », des pensionnats catholiques, qui ont subi notamment des violences racistes et sexuelles, l’État refuse de créer une commission de vérité-justice afin de travailler sur ce passé douloureux.
Sur le foncier, l’État s’était engagé en 2017 à restituer 400 000 hectares de terres aux peuples autochtones de Guyane. Aujourd’hui, ce processus est au point mort. Il y a un enjeu important derrière : leur accorder la propriété des terres autochtones signifierait autodétermination et autogouvernance. Or cela mettrait à mal les visées industrielles liées à ces terres, notamment pour les secteurs minier et forestier, car c’est là que se situent d’importants « gisements de biomasse », c’est-à-dire des forêts à brûler pour la production d’électricité. Autant d’exemples montrant que le processus de décolonisation n’est pas entamé.
Comment faire pour « décoloniser » le droit ?
Cela passe par la reconnaissance de l’autre et de nos altérités, en s’interrogeant notamment sur le droit à la terre de disposer d’elle-même, le droit de tous les êtres vivants à exister et à voir leur valeur intrinsèque reconnue, afin de ne plus exister à travers le seul prisme utilitariste de nos activités économiques. Aujourd’hui, dans notre droit, une forêt n’a pas de valeur tant qu’elle est sur pied. Elle n’a de valeur que découpée et calculée en stères de bois.
Aujourd’hui, une forêt n’a de valeur que découpée et calculée en stères de bois.
Pour moi, il faut nécessairement en passer par la reconnaissance du statut juridique des autres êtres vivants et de leurs droits fondamentaux. Cela nous oblige à définir des modèles de coexistence juridique, économique et politique, donc à enclencher une transition juridique radicale, afin de reconnaître des droits à tous les êtres vivants et non vivants (les sols, la géologie), ainsi qu’à tous les milieux en tant que communautés de vie.
Nos institutions françaises sont-elles adaptées à ce changement radical ?
Nos institutions sont à bout de souffle et doivent être révisées. Elles sont un reliquat de la fin de la Seconde Guerre mondiale : aucune ne prévoit de garde-fou pour empêcher le dépassement des limites planétaires et imposer à nos activités de respecter ce plafond écologique. Je l’ai constaté lorsque Total a décidé d’explorer de nouveaux gisements pétroliers en Guyane française, au large de Kourou : aucune de nos institutions démocratiques n’a pu faire obstacle.
Ni la Commission nationale du débat public ni les institutions scientifiques n’ont pu agir ; le mandat du Conseil national de protection de la nature n’a pas été respecté. Même l’autorité environnementale n’a que timidement souligné que ce serait contraire à l’accord de Paris. Pour faire face à l’effondrement de nos capacités d’habitabilité des territoires, il faut en finir avec ce primat des activités extractivistes sur le vivant, en faisant en sorte que les lois fixent des lignes rouges à la liberté d’entreprendre, cette liberté débridée qui déséquilibre les rapports de force et entre en conflit avec nos propres droits fondamentaux à la vie et à la santé.
Un travail commun avec les entreprises est donc nécessaire ?
On essaye, mais la plupart des dirigeants de grandes entreprises ne conçoivent le monde qu’à travers le prisme de l’argent, de la rentabilité et du profit. Quand le PDG de Total rétorque au climatologue Jean Jouzel qu’il assume de poursuivre ses investissements pétrogaziers, car « la demande croît » et que c’est « la vie réelle », cela montre son niveau de déconnexion, et à quel point nous n’avons pas les mêmes repères. Pour lui, son chiffre d’affaires est l’alpha et l’oméga de sa réflexion, et le dérèglement climatique est une externalité négative.
Nos lois actuelles ont été déformées par l’influence des politiques économiques ; nos normes environnementales sont dictées par les intérêts économiques et industriels. C’est une atteinte à leur objectif initial de garantir la sécurité et le bien-être de la société. On le voit encore aujourd’hui avec le mouvement de contestation des normes environnementales, que ce soit par les agriculteurs ou par les industriels. Le problème est que la classe politique au pouvoir est incapable de tenir bon face à ce mouvement de fond. Elle l’encourage même en nourrissant le mythe de l’écologie punitive et en détricotant à la demande le droit de l’environnement.
La question environnementale est une question de santé planétaire, de liberté et de dignité humaine. Cette atteinte à la dignité humaine due à la dégradation de nos milieux naturels, on la vit tous les jours dans notre chair : c’est cette fillette de 11 ans qui meurt d’un cancer car sa mère, fleuriste, a été exposée aux pesticides ; ce sont les eaux de surface contaminées par des polluants éternels… Rachel Carson posait déjà la véritable question en 1962 dans Le Printemps silencieux : « Avons-nous consenti à ça ? »
En France, ce sujet peine à avancer au niveau législatif. Comment agissez-vous avec votre association Wild Legal ?
Il est vrai que pour le moment, devant l’inertie de notre système parlementaire et l’immaturité de nos élus sur ces questions, nous avons décidé d’agir au niveau territorial. Nous essayons de convaincre petit à petit des villes, des associations, des espaces tels que des réserves et des parcs naturels de travailler avec nous afin d’élaborer des propositions juridiques et, ainsi, reconnaître des droits à la nature. Nous travaillons donc sur des choses très concrètes et techniques, comme les schémas d’aménagement et de gestion de l’eau, des schémas de cohérence territoriale, les plans locaux d’urbanisme, les chartes de parcs, etc.
Ces gardiennes et ces gardiens de la nature nous permettent de tester des propositions très différentes, dans des contextes variés. Nous voulons convaincre de l’opportunité et de la faisabilité juridique de la reconnaissance des droits de la nature à l’échelle nationale. Cette semaine, nous avons par exemple organisé un procès fictif en défense des droits de la Seine, avec la ville de Paris. Et nous travaillons régulièrement avec la Commission locale de l’eau et le Syndicat mixte du bassin-versant de la Bièvre, un affluent de la Seine qui a été pendant de longues années pollué par les activités industrielles et artisanales, à tel point qu’il a été enterré par le baron Haussmann pour des raisons d’hygiène.
En parallèle de sa réouverture, nous travaillons à établir les droits de cette rivière pour la protéger durablement. Depuis l’épisode de sécheresse de 2022, nous sommes beaucoup sollicités par les élus, notamment sur la gestion de l’eau. Ils ont fait le constat de l’échec du droit de l’environnement et des politiques de l’eau, qui ne permettent pas de trouver les leviers juridiques ou démocratiques suffisants pour faire face aux crises.
Concrètement, comment obtenir la reconnaissance des droits de la nature ?
En observant ce qu’il s’est passé ailleurs dans le monde, on voit trois stratégies possibles. Cela peut passer par l’inscription dans la Constitution, comme en Équateur, où la reconnaissance des droits de la nature a découlé d’un référendum en 2008. Le Parlement irlandais travaille également sur ce sujet à la demande de citoyens.
J’ai bon espoir que les juges fassent preuve de créativité et d’un peu de courage.
Il y a aussi la voie législative, comme en Bolivie, au Panama et en Ouganda, qui reconnaissent les droits de la nature, mais aussi des initiatives plus restreintes géographiquement : la Nouvelle-Zélande reconnaît les droits de certains écosystèmes, tel le fleuve Whanganui, l’Espagne ceux de la lagune Mar Menor, depuis 2022. La troisième stratégie repose sur la capacité d’innovation et d’imagination des juges. En Colombie, le juge constitutionnel a reconnu des droits au fleuve Atrato puis à la forêt amazonienne en relisant le droit constitutionnel et en s’appuyant sur les droits humains.
Avec Wild Legal, nous expérimentons aussi cette voie : en janvier 2024, nous avons déposé le premier recours en France pour faire reconnaître les droits d’un fleuve, le Maroni, en Guyane française, en démontrant que, pour protéger les droits humains des populations locales, il était nécessaire de protéger le droit à la santé du fleuve lui-même. J’ai bon espoir que les juges fassent preuve de créativité et d’un peu de courage pour aller plus loin dans cette relecture nécessaire de notre droit, encore trop anthropocentré.
En parallèle, il faudrait un droit environnemental beaucoup plus fort et respecté…
Je crois beaucoup à l’écriture d’un droit biomimétique, c’est-à-dire à la capacité d’inventer un droit qui soit adapté aux territoires, reflet de leurs habitants, de leur histoire et de leurs besoins écologiques. Le droit de l’environnement actuel est ultra-harmonisé, pensé au niveau européen, et pâtit de tout un tas de régimes dérogatoires décidés par des politiques ministérielles très fluctuantes.
Lui redonner de la consistance en reconnaissant les droits fondamentaux des autres humains permettra deux choses : restaurer un rapport de force équilibré entre les limites biologiques des territoires et les activités humaines, et contrecarrer cet imaginaire d’écologie punitive, car l’écologie serait pensée par les gens et pour les territoires.
Est-ce que l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir remettrait totalement en cause la dynamique des droits de la nature ?
L’extrême droite voit les droits de la nature comme une menace – comme les droits des minorités, d’ailleurs. En 2021, lorsque les Espagnols se sont mobilisés pour obtenir l’adoption de la loi sur la reconnaissance des droits de la lagune Mar Menor (plus d’un demi-million de signatures pour porter ce texte), le Congrès espagnol l’a adoptée à la quasi-unanimité. Seule l’extrême droite a refusé la loi. Immédiatement après son adoption, le parti Vox a saisi le Conseil constitutionnel pour demander son annulation. Il y a quinze jours, les juges ont rejeté ce recours en disant que la protection des droits de la lagune était « une prétérition de la dignité humaine ».
La justice affirme donc que la question de la dignité humaine est incluse dans les droits de la nature, car il n’y a pas de vie digne possible dans un environnement dégradé. Elle dit également que la reconnaissance des droits de la nature est légitime au regard de l’insuffisance du système actuel de protection juridique. J’espère que, face à la montée de l’extrême droite, la gauche trouvera la possibilité de penser de nouveaux imaginaires politiques en s’appuyant sur la reconnaissance des droits de la nature.
En quoi la reconnaissance des droits de la nature serait-elle compatible avec une politique de gauche ?
La gauche, notamment en France, s’est construite sur un modèle humaniste, d’où la difficulté pour certains d’aborder la question écologique. Or les droits de la nature s’inscrivent dans cet héritage en l’abordant sous l’angle de la dignité humaine, car les travailleurs sont les premières personnes exposées aux pollutions chimiques et parce que la justice sociale passe par la lutte contre les dégradations environnementales.
Une nouvelle Constitution avec comme pilier central la question des droits de la nature serait un horizon fédérateur.
Au vu de la crise que nous sommes en train de traverser, une nouvelle Constitution avec comme pilier central la question des droits de la nature serait un horizon fédérateur et le fondement d’une nouvelle démocratie écologique et sociale. Le mouvement des droits de la nature est un moteur d’espoir parce qu’il offre une alternative au capitalisme, à la marchandisation du vivant, à la souffrance des travailleurs, et parce qu’il permet de nous réapproprier notre futur.