Avoir voix aux chapitres de l’histoire !
L’historienne Laurence De Cock s’essaie brillamment à un exercice de démocratisation de l’histoire de France, loin du mythique « récit national » ne donnant voix qu’aux vainqueurs et aux puissants, narrant plutôt celle vécue au bas de l’échelle sociale, redonnant la place qui lui revient à cette France populaire.
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Histoire de France populaire. D’il y a très longtemps à nos jours, Laurence De Cock, illustrations de Fred Sochard, éd. Agone, coll. « Mémoires sociales », 560 pages, 29 euros.
Qu’est-ce qu’une histoire « populaire » ? En 1980, le grand historien états-unien Howard Zinn publiait l’un de ses maîtres ouvrages : Une histoire populaire des États-Unis (éd. Agone, 2002). Bientôt appelé à en devenir un archétype, le livre s’attache à changer « le point de vue du récit », centré sur les existences de celles et ceux dont a priori « on ne parle jamais » : les peuples autochtones, indigènes, le sous-prolétariat des marges, plus largement les classes laborieuses, mais aussi « les esclaves, les insurgés, les déserteurs, les syndicalistes, les immigrés »… Ceux que Zinn nomme les « sans-voix », leur rendant leur place et leur redonnant parole.
On peut aussi y voir la contestation d’une histoire « officielle » et, dans le cas des États-nations, de celle du « roman national », où l’histoire serait en général écrite par les vainqueurs – comme l’avait déjà noté Walter Benjamin.
Une grande historienne française, Michelle Zancarini-Fournel, a repris sa démarche, dans un ouvrage magnifique, Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France, de 1685 à nos jours (1) mettant elle aussi en lumière, sur près d’un millier de pages, l’histoire « des hommes et des femmes des classes populaires ».
La Découverte/Zones, 2016.
Dans le même mouvement, l’historien Gérard Noiriel, spécialiste d’histoire sociale, du monde ouvrier et de l’immigration, entreprit lui aussi un travail similaire (2), mais en ne fixant pas les positions entre dominants et dominés, considérant que l’histoire populaire ne se limite pas à celle des seuls « oubliés de l’histoire officielle ». Dans le sens où « l’on est toujours le ou la dominée de quelqu’un », il se concentrait ainsi sur l’étude des formes de domination à une époque et en un lieu donnés, dans une approche où « le peuple » n’est pas un groupe homogène et fixé, mais au contraire « toujours en mouvement », avec en son sein des divisions et des alliances, évoluant sans cesse au fil de l’histoire.
Cf. Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, éd. Agone, 2019.
Dans la lignée des travaux d’Howard Zinn ou de Gérard Noiriel, Laurence De Cock, qui anima dans nos pages plusieurs années durant avec sa collègue Mathilde Larrère l’excellente chronique bimensuelle « L’histoire n’est pas un roman », se propose à son tour de « dépoussiérer le roman national » hexagonal, en revenant sur nombre d’épisodes historiques trop souvent oubliés, voire tus, à l’instar de la grande grève des Penn sardin de Douarnenez il y a tout juste un siècle, de la « guerre des Camisards », ou du mouvement populaire et anticolonialiste guadeloupéen de 1967.
Il s’agit pour elle de revenir sur l’histoire trop souvent « confisquée par les puissants, qui fait disparaître l’essentiel des acteurs du passé », ces trop nombreux absents des récits du roman national et surtout ces bien trop nombreuses absentes.
Mais elle aborde, de manière novatrice, non seulement cette « histoire populaire » de la France, mais s’emploie surtout, dans une volonté vulgarisatrice, à s’adresser à « celles et ceux qui ne sont pas familiarisés avec l’histoire savante ». D’où cette ambition, affichée dès son titre (élégamment) inversé par rapport aux travaux de Zinn, Zancarini-Fournel ou Noiriel, de leur proposer « une » histoire de France « populaire ».
Et de leur raconter ainsi cette histoire distincte de celle du « bon vieux récit national », qui leur parle « un peu plus d’eux-mêmes et d’elles-mêmes », en leur faisant « une vraie place, justement ». Non sans s’interroger : « Où est le populaire aujourd’hui ? Et quel est son destin ? » Luttes, résistances, désenchantements, soumissions, émancipations, défaites ou victoires, Laurence De Cock nous fait revivre cette longue épopée, parfois triste, parfois joyeuse, entre épisodes bien connus et d’autres à découvrir, sous sa plume alerte et élégante.
Les parutions de la semaine
(Re)Penser les villes, Loïc Vadelorge (coord.), préface de Patrick Boucheron, illustré par Djohr, Armand Colin, 160 pages, 19 euros
Dans un demi-siècle, on estime que 75 % des êtres humains habiteront des villes. Sur le modèle d’un dictionnaire, ce volume collectif regroupant les analyses d’une quarantaine d’historiens, de géographes et de sociologues s’emploie à « imaginer la ville pour mieux l’habiter demain », à partir de 25 notions clés. Mobilités, nature, révolution numérique, devenir des patrimoines urbains, place des femmes ou inégalités sociales, mais aussi loisirs, éboueurs ou même W.-C., il interroge les dimensions sociales, environnementales, matérielles et infrastructurelles des changements urbains en cours. Et nous emmène, comme l’écrit Patrick Boucheron dans sa préface, dans « une réjouissante promenade ».
Libertés urbaines, Patrick Boucheron, CNRS Éditions/De vive voix, 96 pages, 9 euros.
Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle », Patrick Boucheron revient, selon le principe de cette belle petite collection des éditions du CNRS (disponible en livre audio), sur son parcours, ses travaux et ses engouements de chercheur. Spécialiste des cités italiennes à la sortie du Moyen Âge, il se livre ici à un exercice introspectif où, tel un archéologue, il examine les « sédimentations » successives qui le conduisirent à s’interroger sur l’histoire des pouvoirs à l’époque. En commençant par les « libertés urbaines », fondées sur le célèbre adage du XIIIe siècle « l’air de la ville rend libre ». Passionnant !
L’Ère des tyrannies. Penser en résistance (1923-1937), Élie Halévy, préface de Perrine Simon-Nahum, édition et introduction de Vincent Duclert, Les Belles Lettres, 230 pages, 15 euros
Si le terme « tyran » remonte à l’Antiquité, c’est bien une « ère de tyrannies » que met en lumière Élie Halévy, philosophe et historien français (1870-1937), dans cette conférence du 28 novembre 1936, principal texte de ce volume. Il y alerte – et sera parmi les tout premiers – sur la nature des régimes qui se sont imposés, souvent par la force, à Rome, à Moscou et évidemment à Berlin, bientôt appelés « totalitaires ». Augmenté d’autres textes et d’une passionnante correspondance (avec Célestin Bouglé, le philosophe Alain ou Raymond Aron), l’ouvrage débute en Toscane, fin 1923, un an après la sinistre « marche sur Rome », celle des fascistes en chemises noires brutalisant et assassinant leurs opposants : « Je t’écris depuis le pays de la tyrannie. »