L’avenir s’écrit-il au Sud ?

Un ouvrage dirigé par Bertrand Badie et Dominique Vidal analyse l’émergence des pays autrefois désignés sous l’appellation « tiers-monde » et qui s’imposent comme contrepoids économique et politique face au vieux monde qu’a été l’Occident, dominateur et colonial.

Olivier Doubre  • 4 décembre 2024 abonné·es
L’avenir s’écrit-il au Sud ?
La conférence de Bandung, dite « des pays non alignés », en avril 1955.
© Ann Ronan Picture Library / Photo12 / AFP

L’Heure du Sud. Ou l’invention d’un nouvel ordre mondial, Bertrand Badie et Dominique Vidal (dir.), Les Liens qui libèrent, 304 pages, 22 euros

Le « Sud global » est une appellation inventée à la toute fin des années 1960 par un chercheur en relations internationales états-unien et ancien leader étudiant contre la guerre du Vietnam, Carl Oglesby. Il annonçait par ce terme la fin de la domination hégémonique du Vieux Monde sur un Sud désigné alors comme le « tiers-monde », prévoyant ainsi une « globalisation en marche ». On peut n’être que surpris par la précocité de la création du concept, largement utilisé de nos jours et repris par tout analyste des relations internationales à la surface de notre planète.

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Professeur émérite à Sciences Po-Paris en relations internationales, Bertrand Badie propose une analyse historique et géopolitique de la place toujours plus importante de ce Sud global né du refus de toute sujétion future après des décennies, sinon plus, de domination coloniale occidentale ; celle d’un vieux monde qui n’a pas perçu – ou a refusé d’admettre – sa perte d’influence diplomatique, économique et culturelle advenue après la Seconde Guerre mondiale.

Cette entité prend naissance avec la grande conférence de Bandung, dite « des pays non alignés », en avril 1955. Nombre des dirigeants de pays qu’on appelait le « tiers-monde » se réunissent dans cette cité d’Indonésie et y affirment leur refus d’un alignement sur l’Est ou sur l’Ouest – dans ce monde bipolaire issu des décisions de la conférence de Yalta, en février 1945 – et leur décolonisation chèrement gagnée. Ces pays non alignés sont rejoints par la Chine de Mao, qui de fait bascule alors de l’Est vers le Sud.

Ce volume collectif très documenté rassemble de nombreux articles ou focus analysant les situations, les économies (désormais mondialisées), les tensions et autres conflits concernant les différents pays du Sud global. Ses coordinateurs, Bertrand Badie, déjà évoqué, et ­Dominique Vidal, historien et journaliste, spécialiste du conflit israélo-palestinien, s’emploient à retracer l’affirmation de ce concept au fil des dernières décennies et à mettre au jour ses multiples réalités contemporaines.

« La cécité du Nord »

Bertrand Badie souligne notamment combien la formation du Sud global est d’abord fondée sur un « dénominateur commun », celui de la mémoire coloniale et du refus de toute domination. La « cécité du Nord » et son refus d’appréhender ces premiers changements permettent à Badie d’écrire qu’ainsi, paradoxalement, « le Nord est en partie, aujourd’hui encore, l’un des inventeurs du Sud » ! Or, avec la mondialisation, le Sud, pourtant si divers – de la Chine à la République centrafricaine, du Brésil à la Dominique, ou de l’Inde à un petit archipel du Pacifique –, a perdu sa « connotation de périphérie » dans notre monde décentré, avec la formation de nouvelles élites (autrefois liées à l’ancienne puissance coloniale).

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Celles-ci sont souvent le produit de réactions nationales-populistes d’un Sud toujours méfiant à l’égard de l’ancien monde, aspirant à une « réinvention multiculturelle du monde », dans une démarche de « souplesse diplomatique » affirmée, avec souvent des partenariats de circonstance, ou des « unions libres », « sans illusion de fidélité à un bloc ».

Concept sans logique

Rompant avec un monde autrefois structuré et stable, Badie relègue – dans une élégante formule en forme de clin d’œil à Michel Foucault – « la vieille géopolitique dans l’archéologie du savoir ». Car ce Sud global n’est pas un acteur unique et rationnel, mais plutôt une « matrice de transformation de la scène mondiale » et un système « post-­hégémonique ». Les BRICS (groupe informel créé par la ­Russie en enrôlant d’autres puissances, comme le Brésil, l’Inde ou la Chine et qui aspirent à s’affirmer sur la scène mondiale) en sont un exemple parlant, rejoints par d’autres pays, toujours plus nombreux, en contrepoids aux vieilles institutions internationales et à l’Occident.

L’Occident aura fort à faire avec ce Sud global. Car il ne peut plus l’ignorer.

Les articles de cet essai abordent les défis climatiques, économiques et démographiques qui s’imposent à ces puissances (jadis dites « émergentes »), de Pékin au Maghreb, de la Turquie d’Erdogan à Gaza sous les bombes (et ses répercussions internationales), mais aussi les « usages russes du Sud global » avec les « nuances de [sa] stratégie de captation ». L’Heure du Sud analyse ainsi cette nouvelle « ambition planétaire », avec sa « grande attractivité diplomatique », qui caractérise finalement ce concept sans logique ni fidélité de blocs, en général informel, multiple, circonstanciel. Ce qu’un ministre des Affaires étrangères indien a qualifié récemment de « multi-alignement ». L’Occident aura fort à faire avec ce Sud global. Car il ne peut plus l’ignorer.


Les parutions de la semaine

Denise ou la fin d’un monde, Philippe J. Dubois, éd. Delauchaux & Niestlé, 128 pages, 12,90 euros

Auvergnate de 96 ans, Denise n’a cessé d’observer les bouleversements environnementaux et les changements de la biodiversité du monde agricole, dans lequel elle a toujours vécu. Ingénieur écologue et écrivain, Philippe J. Dubois a eu cette belle idée de s’appuyer sur le regard et les constats de cette femme attachante, véritable puits de savoir sur son environnement agricole longtemps préservé, qu’elle a vu se transformer. En particulier à partir de 1945, avec le productivisme introduit dans nos campagnes. Un beau livre qui poursuit de façon originale les travaux, nombreux, de l’auteur sur la solastalgie, l’éco-anxiété ou l’amnésie écologique.

Le Sahara marocain. Terre de lumière et d’avenir, Jean-Marie Heydt, préface de José Luis Rodriguez Zapatero, éditions Favre, 360 pages, 22 euros.

Dans cet espace consacré aux parutions, figurent généralement des ouvrages méritants à nos yeux. Il est assez rare que nous signalions un ouvrage dont nous réprouvons le contenu. Mais voici un livre de pure propagande, justifiant l’existence de la dernière colonie en Afrique, le Sahara occidental, espagnole jusqu’à la mort de Franco, puis annexée de force par le Maroc d’Hassan II fin 1975 (avec la bénédiction de la France et de l’Espagne). En dépit de la résistance armée du Front Polisario, qui mène la lutte du peuple autochtone, d’abord contre Madrid puis Rabat, et contrôle toujours 20 % environ de son territoire. Véritable publi-reportage d’un Sahara occidental « marocain » (d’opérette), dans la grande tradition de la romance coloniale, cette publication du « chercheur » franco-suisse Jean-Marie Heydt s’ouvre par une carte du Sahara occidental, sans aucune mention de la partie attribuée au Polisario et garantie par l’ONU depuis la fin des affrontements armés en 1991.

Richement illustré de photos où fleurissent les drapeaux marocains, l’ouvrage ne dit mot de la résistance des Sahraouis, pourtant toujours active. Notamment celle, en octobre 2010, du camp de Gdeim Izik, composé de milliers de tentes traditionnelles installées dans le désert aux portes de la capitale, Laâyoune. Ce mouvement de dénonciation de leurs conditions de vie par les Sahraouis fut réprimé dans le sang par les forces marocaines, avec de nombreux morts et blessés, des arrestations et de lourdes condamnations sur la base, selon le Comité contre la torture de l’ONU, d’aveux recueillis sous la torture.

Sur le même sujet : Sahara occidental : « Le statu quo est définitivement dépassé »

Cette mobilisation fut même considérée par beaucoup comme le premier opus des « printemps arabes », puisque la chute de Ben Ali à Tunis n’advint qu’en janvier 2011. Mais ce « beau livre » préfère montrer des jeunes des élites marocaines s’adonnant au kitesurf à Dakhla. Ce qui ne peut que choquer quand on sait le niveau de vie moyen du territoire et les nombreux prisonniers politiques sahraouis détenus au Maroc. Mais le président Macron vient, après Trump en 2020, de reconnaître la « souveraineté du Maroc » sur le Sahara occidental !

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