Quand la roue de l’histoire tourne à l’envers

La question du temps libre est un marqueur de la gauche depuis le milieu du XIXe siècle. Qu’est-ce qui a fait qu’elle soit devenue marginale – voire incongrue – dans le discours politico-médiatique ?

Denis Sieffert  • 18 décembre 2024
Partager :
Quand la roue de l’histoire tourne à l’envers
© La Poste

Qui se souvient d’André Henry ? Il fut en 1981 un inattendu ministre du « Temps libre ». Une drôle d’idée en vérité que ce ministère, car le temps libre, par définition, ne devrait pas avoir à s’administrer. Mais le symbole était beau. Le gouvernement de Pierre Mauroy délivrait un message à résonance antiproductiviste. Il rappelait que la question du temps libre était un marqueur de la gauche depuis 1 848. Ses avancées montraient que la roue de l’histoire tournait dans le bon sens.

Le temps libre est devenu peu à peu un concept économique, alors que c’est une philosophie et une écologie.

Sous le Front populaire, Léo Lagrange avait été un éphémère sous-secrétaire d’État aux Sports et à l’Organisation des loisirs de juin 1936 à avril 1938. Le gouvernement auquel il a appartenu a libéré du temps comme jamais auparavant : deux semaines de congés payés, le travail hebdomadaire ramené de 48 à 40 heures, extension du droit syndical, les auberges de jeunesse, le sport populaire… Mais, au-delà de la sincérité et du courage de ces hommes, il ne faut jamais oublier la principale leçon de cet épisode : rien de tout ça n’aurait été possible sans les grandes grèves ouvrières.

Le ministère d’André Henry s’est inscrit timidement dans cet héritage : réduction un peu mesquine du temps de travail à 39 heures, cinquième semaine de congés payés, mais, surtout, avancement de l’âge de la retraite à 60 ans. Le droit à la « paresse », de Paul Lafargue, et l’oisiveté, qui avait inspiré Robert Louis Stevenson, avançaient, sans dire leurs noms, sulfureux et incompris. Surtout, rien à voir avec Alexandre le bienheureux d’Yves Robert, pourtant personnage révolutionnaire à sa façon. Le temps libre, hélas, est devenu peu à peu un concept économique, alors que c’est une philosophie et une écologie.

Sur le même sujet : Dossier : La semaine de 32 h en 4 jours, il est temps !

Paradoxalement, c’est le Versaillais Adolphe Thiers, cité par Lafargue, qui posait le mieux les termes du débat quand il avouait : « Je veux rendre toute puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : Jouis. » Remplacez aujourd’hui le clergé par le Medef… Les acquis de 1982 ont connu des fortunes diverses. La durée hebdomadaire a bien été réduite à 35 heures par Martine Aubry sous le gouvernement Jospin en 2000, mais non sans perdre de sa signification quand la loi s’est diluée dans l’annualisation, et a été affaiblie par la stagnation des salaires.

Pourquoi l’histoire des 35 heures a-t-elle été racontée par les libéraux qui en ont fait un récit catastrophiste ?

Mais qu’est-ce qui a fait que la question du temps libre soit devenue marginale, voire incongrue, dans le discours politico-médiatique, portée seulement par des intellectuels visionnaires (on pense évidemment à André Gorz) ? Pourquoi, par exemple, l’histoire des 35 heures a-t-elle été racontée par les libéraux qui en ont fait un récit catastrophiste ? Pourquoi la roue de l’histoire s’est-elle mise à tourner à l’envers ? Butte témoin de cette régression, l’âge de la retraite qui est repassé à 62 ans en 2010, sous le gouvernement Sarkozy, l’homme du « travailler plus pour gagner plus », et à 64 ans avec la réforme Macron.

Sur le même sujet : « La question du partage du travail fait son retour »

Voilà qui nous ramène à ce mois de mars 1983 que l’on a appelé « le tournant de la rigueur ». Dans sa résistible ascension vers la tête du Parti socialiste, François Mitterrand avait eu cette diatribe célèbre contre « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue […] et qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ». À partir de mars 1983, l’amnésie a été totale. Et l’adaptation à la doxa libérale absolue. En 1992, la France allait entrer dans le carcan du traité de Maastricht. Il est vrai que Mitterrand arrive à contretemps, deux ans après Thatcher et un an après Reagan. La mondialisation libérale était en marche, et la déréglementation aussi.

Ce que Mitterrand au moins aurait pu faire, c’est ne pas faire accroire aux Français que rien n’avait changé et qu’il était resté fidèle à ses engagements. Mais il n’avait plus qu’une obsession : durer et encore durer, plutôt que de préserver le patrimoine culturel de la gauche, fût-ce dans l’opposition. Le tour de magie fonctionna une deuxième fois en 2012 avec François Hollande. On se souvient de sa diatribe « mon ennemi, c’est la finance ». C’était beau comme du Mitterrand. Au fond, cet effacement de la question du temps libre, c’est ce que Francis Fukuyama avait appelé « la fin de l’histoire ». Le triomphe qu’il voulait définitif du libéralisme. Mais il n’y a pas de fin de l’histoire. La preuve, la question de l’âge de la retraite est au cœur de notre actualité.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 4 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…