En Roumanie, du vote antisystème au nationalisme

Après un premier tour inattendu lors de la présidentielle, qui a vu la coalition de gauche battue au profit d’un candidat prorusse, les sociaux-démocrates sont arrivés en tête des législatives le dimanche suivant, suivis de près par l’extrême droite. Le second tour de la présidentielle s’annonce plus qu’incertain.

Hervé Bossy (collectif Focus)  • 4 décembre 2024 abonné·es
En Roumanie, du vote antisystème au nationalisme
Călin Georgescu a mené une campagne anti-occidentale.
© Andrei Pungovschi / Getty Images / AFP

Quasi invisible dans les sondages, absent des médias traditionnels et principalement porté par TikTok, Călin Georgescu a créé la surprise en se plaçant en tête du premier tour de l’élection présidentielle roumaine, le 24 novembre. Les législatives du 1er décembre ont confirmé l’ascension éclair de l’extrême droite populiste – qui a remporté près du tiers des sièges de l’Assemblée nationale.

Si cette tendance politique était restée marginale depuis l’intégration de la Roumanie à l’Union européenne en 2007, le pays avait cependant vu émerger en 2019 le parti AUR (Alliance pour l’unité des Roumains), sous la direction de George Simion. Ce parti conservateur, aux tendances prorusses, avait lui aussi créé la surprise en obtenant près de 10 % des voix aux législatives de 2020.

Depuis, l’AUR a doublé son score grâce à une stratégie consistant à cultiver un réseau d’élus locaux tout en modérant son message sur l’UE et l’Otan. « En voulant se normaliser pour gagner en crédibilité, l’AUR a laissé la voie libre à l’émergence et à la structuration de courants plus radicaux », explique Sergiu Miscoiu, professeur de sciences politiques à l’université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca.

La peur d’une possible implication de la Roumanie dans la guerre en Ukraine a été un élément central du vote pour Georgescu.

V.S. Cosma

Ces courants sont incarnés par le parti SOS Roumanie, conduit par Diana Șoșoacă, qui adopte une position et une rhétorique anti-occidentale et prorusse ; mais aussi par Călin Georgescu, grand vainqueur du premier tour, et son Parti de la Jeunesse (POT). Ce dernier pourrait obtenir la présidence du pays le 8 décembre, mais les trois partis d’extrême droite, qui ont récolté plus de 35 % des voix aux législatives, pourraient être en mesure de former un gouvernement.

« Ces résultats s’expliquent en partie par un désir des électeurs de sanctionner les partis au pouvoir », poursuit Sergiu Mişcoiu. Depuis trois décennies, les deux partis dominants, le Parti social-démocrate (PSD, de centre gauche) et le Parti national libéral (PNL, de centre droit)  accumulent les scandales de corruption, de népotisme et d’opacité dans la gestion des fonds publics.

Leur décision de se partager le pouvoir au sein d’une coalition au cours des trois dernières années a renforcé au sein de la population le sentiment d’un système prêt à tout pour se maintenir aux affaires. Incapable de réformes, peinant à endiguer l’inflation – la plus forte de l’UE – les deux partis n’ont fait qu’accélérer leur chute en présentant des candidats faibles et rejetés par l’opinion publique.

Les effets de la guerre en Ukraine

Dans un pays où un tiers de la population vit sous la menace de la pauvreté (INS roumain/Eurostat), le bloc d’extrême droite a construit un discours souverainiste et nationaliste, sur le terreau fertile des crises actuelles, instrumentalisant notamment les difficultés économiques et la guerre voisine pour capter l’inquiétude populaire.

« La peur d’une possible implication de la Roumanie dans la guerre en Ukraine a été un élément central du vote pour Georgescu. Les partis traditionnels, avec leurs réponses vagues, n’ont jamais garanti que le pays resterait à l’écart du conflit. En dénonçant les dépenses militaires et le soutien à l’Ukraine comme un fardeau pour la qualité de vie des Roumains, Georgescu a gagné un soutien considérable », analyse Valer Simion Cosma, historien et anthropologue à l’université Lucian Blaga de Sibiu, spécialiste de la ruralité.

Le discours anti-UE de Georgescu a aussi eu un fort écho dans le secteur agricole : la Roumanie, devenue un corridor pour les céréales ukrainiennes grâce à ses accès au Danube et à la mer Noire, a vu son marché inondé par ces denrées, exemptées de taxes douanières par l’UE depuis 2022, qui ont mis en difficulté les producteurs et fermiers roumains. Tandis que la Pologne adoptait des mesures protectionnistes, la coalition au pouvoir en Roumanie est restée passive, offrant à l’extrême droite l’occasion de s’imposer comme héraut de la défense des intérêts économiques nationaux.

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Mais l’extrême droite a su s’immiscer dans d’autres brèches ouvertes par les crises successives, notamment celle causée par le covid-19. La pandémie a marqué un tournant pour l’Union Sauvez la Roumanie (USR), parti néolibéral d’opposition créé en 2016, qui s’était construit comme une alternative anticorruption et antisystème.

« Mais, en gouvernant avec le PNL jusqu’en 2021, l’USR a été assimilé à l’establishment », note le politologue Mihai Vasile. L’électorat antisystème, dégagiste, a alors été siphonné par l’extrême droite, qui, « seule, a su incarner une opposition crédible, autant contre l’ancien système PSD-PNL que contre le nouveau système USR » mis en cause pour la mauvaise gestion de l’épidémie.

Complotisme

Par ailleurs, « les restrictions très sévères pour la population, allant jusqu’à l’interdiction des enterrements, en parallèle des passe-droits octroyés à des événements politiques [un grand congrès du PNL devenu cluster, N.D.L.R.] et culturels [un festival de musique électronique, N.D.L.R.], ont sapé la confiance envers les gouvernants », décrit Valer Simion Cosma.

La parole officielle a été remise en question et de nombreuses théories du complot ont pénétré l’opinion publique. Des théories que Călin Georgescu n’a cessé de mettre en avant dans sa campagne sur les réseaux sociaux, clamant par exemple que « les vaccins sont conçus pour effacer les codes énergétiques naturels de l’ADN » et « bloquent la connexion de l’âme avec le divin ».

Les positions complotistes sur lesquelles Georgescu prospère ne se limitent pas au covid-19, elles exploitent également une autre fracture majeure de la société roumaine : celle des minorités sexuelles. En 2018, un référendum porté par l’Église orthodoxe visait à inscrire dans la Constitution l’interdiction du mariage homosexuel. Bien que 90 % des votants aient soutenu cette initiative, le quorum non atteint de 30 % de participation a conduit à son annulation.

Crispations identitaires

Cette défaite a amplifié les crispations identitaires autour des valeurs traditionnelles de la famille et de la religion. « Ce référendum a laissé une frustration énorme dans les franges ­radicales », analyse Sergiu Mişcoiu. Sur les réseaux sociaux, des caricatures grotesques diabolisant les figures LGBT, souvent représentées comme des prédateurs menaçant les enfants roumains, circulent abondamment.

Parallèlement, toute position socialement progressiste sur ces questions est qualifiée de « néomarxiste », « un concept épouvantail [comme peut l’être “l’islamogauchisme” en France, N.D.LR] qui sert à attaquer toute idée perçue comme une menace pour les valeurs conservatrices », analyse Valer Simion Cosma, qui souligne la percée de ce concept jusque « dans les médias et les milieux politiques modérés ». Un signe du pouvoir grandissant de l’extrême droite.

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Georgescu a su capitaliser sur ces crispations, car son socle idéologique repose sur l’exaltation d’une identité roumaine fantasmée, fondée sur des valeurs conservatrices et religieuses face au « globalisme » et à la « décadence » de l’Ouest. Il ne cache d’ailleurs pas son admiration pour le dictateur Ion Antonescu, ayant collaboré avec les nazis, et pour Corneliu Codreanu, leader de la Garde de fer, un mouvement fasciste des années 1930 responsable de pogroms.

Pour Valer Simion Cosma, « les thématiques identitaires résonnent particulièrement dans une Roumanie marquée par une redécouverte de ses racines rurales et folkloriques, amorcée au milieu des années 2000. Après l’ère cosmopolite des années 1990, marquée par une ouverture et une fascination pour l’Occident, la société roumaine a commencé à réinvestir ses symboles nationaux, ses festivités populaires et ses traditions, et cela jusque dans les fêtes locales, les médias et même les écoles ».

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Ce dynamisme identitaire est particulièrement marqué au sein de la diaspora, « toujours très conservatrice », note Mihai Vasile. Lors des récentes élections, les Roumains de l’étranger (800 000 suffrages exprimés le 24 novembre) ont massivement soutenu Georgescu : le candidat d’extrême droite a récolté 43 % des suffrages exprimés dans les bureaux de vote à l’étranger, tandis que les trois partis d’extrême droite ont cumulé plus de 55 % des votes.

Chaque Roumain est un messager divin qui doit protéger la terre de ses ancêtres.

C. Georgescu

Enfin, « il faut noter que le vote Georgescu ne s’est pas limité aux classes rurales et traditionnellement conservatrices », insistent Sergiu Mişcoiu et Valer Simion Cosma. Il a également séduit une classe urbaine aisée, sensible à son syncrétisme spirituel mêlant mysticisme religieux, croyances new age, écologie, mais aussi dacianisme et protochronisme, deux courants nationalistes pseudo-historiques qui affirment la primauté historique et culturelle des Roumains en prétendant que leurs ancêtres auraient précédé ou influencé les grandes civilisations antiques.

« Chaque Roumain est un messager divin qui doit protéger la terre de ses ancêtres », lance par exemple Georgescu dans une vidéo diffusée sur TikTok, où il poursuit : « Les Carpates sont la colonne vertébrale de la spiritualité européenne et abritent des sources aux propriétés sacrées, essentielles pour l’humanité. » Le second tour de la présidentielle se tiendra ce dimanche 8 décembre. Si son issue reste incertaine, elle sera décisive pour l’avenir de la Roumanie, tout autant que pour l’Union ­européenne.

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