En Cisjordanie, l’accaparement des terres palestiniennes
Alors que tous les yeux sont rivés sur Gaza, Israël a mis un coup d’accélérateur à son projet colonial. En 14 mois, les implantations se sont multipliées, des colonies ont été légalisées et la violence des colons reste impunie.
dans l’hebdo N° 1840 Acheter ce numéro
Dans la petite épicerie du village d’al-Tuwani, aux côtés de sa femme, Zakarya Adra soulève lentement son tee-shirt et montre les multiples cicatrices sur son abdomen. Certaines sont encore pansées, les fils apparaissent sur d’autres, et ce Palestinien de 30 ans grimace de douleur à chaque fois qu’il doit s’asseoir. « Honnêtement, c’est même inespéré que je sois encore en vie », indique-t-il, le regard vide.
À chaque fois, c’est la même stratégie. Ils font ce qu’ils veulent en toute impunité.
Shoog
Le 13 octobre 2023, alors qu’il est en train de prier à la mosquée du village, il entend des cris, sort et se retrouve nez à nez avec un colon israélien armé d’un fusil d’assaut qui lui tire dessus. Zakarya s’effondre et ne se souvient plus de rien. Trou noir. « Je suis resté quatre-vingt-deux jours à l’hôpital et j’ai dû subir 14 opérations. À cette époque, j’ai aussi perdu 30 kg parce que je ne pouvais rien manger », précise le jeune père de famille. Certaines parties de son pancréas ont dû être retirées, ses intestins ne fonctionnent plus. Et le colon israélien qui a tiré n’a pas été jugé.
« Pire, c’est mon mari qui a été accusé d’avoir lancé des pierres, alors que des vidéos prouvent que c’est faux. À chaque fois, c’est la même stratégie. Ils font ce qu’ils veulent en toute impunité », explose Shoog, la femme de Zakarya, qui tient désormais le commerce familial à la place de son mari. Elle raconte que celui-ci ne voulait voir personne après son hospitalisation.
« Il avait perdu son sourire malicieux, sa force. Je lui disais qu’il fallait qu’il sorte, qu’il parle, qu’il se batte – pour son état physique mais aussi mental – que ce n’était pas de sa faute. Mais il n’y arrivait pas. » Elle non plus, mère de 4 enfants, n’arrive pas à effacer ce fameux jour de sa mémoire à chaque fois qu’elle se déplace, dans le village ou hors du village. « Je n’ai pas vu mes parents depuis des mois alors qu’ils habitent à Hébron, la plus grande ville à proximité. J’ai trop peur. »
Les gens ne sortent plus vraiment manifester. Personne n’a envie de prendre le risque de se faire tirer dessus.
B. Adra
Pour le village, cette fusillade marque un moment de bascule. Avant, jusqu’en octobre 2023, chaque vendredi était synonyme de manifestations populaires. Des Israéliens venaient jusque dans ces collines aux airs de paysage lunaire pour afficher leur soutien aux habitants du village. Des Palestiniens de toute la Cisjordanie faisaient le déplacement.
« Maintenant, les gens ne sortent plus vraiment manifester, souffle Basel Adra, son cousin, un jeune documentariste et militant d’Al-Tuwani, qui continue d’accueillir des activistes étrangers. Personne n’a envie de prendre le risque de se faire tirer dessus. Les colons traversent désormais le village avec leur Jeep comme si c’était le leur. C’est du jamais vu. » Un peu comme si les colons des alentours avaient progressivement réussi à faire loi.
L’apartheid comme plan de travail
Il faut dire que depuis fin 2022, avec l’arrivée au pouvoir de la droite messianique et radicale, l’agenda des colons s’est progressivement imposé au gouvernement avec une efficacité hors norme. Après deux ans au pouvoir, le suprémaciste Bezalel Smotrich, ministre des Finances qui a également la tutelle de la Cisjordanie au ministère de la Défense, s’est félicité d’avoir « bouleversé l’ADN même du système », notamment en réorganisant l’administration des territoires palestiniens.
Concrètement, cela signifie que toutes les décisions relevant de la planification, des constructions d’habitations ou encore de la gestion des territoires, des réserves naturelles et des sites archéologiques en Judée-Samarie – la dénomination biblique de la Cisjordanie – sont désormais du ressort d’hommes politiques israéliens.
« Nous passons ainsi d’un territoire géré par une administration militaire, soumise à un droit international qui exige qu’elle s’occupe de la population occupée, à un territoire directement géré par des fonctionnaires dont la loyauté est, par définition, accordée aux citoyens israéliens en général et aux colons en particulier, détaille le juriste israélien Michael Sfard. Cela risque d’être désastreux pour les Palestiniens : c’est littéralement l’apartheid comme plan de travail. »
Pourtant, cet apartheid, cet enclavement et cette annexion de facto sont des termes que les Palestiniens utilisent déjà depuis longtemps pour décrire leur sort. Jamal Sa’ed en sait quelque chose : l’endroit où il vit, Khallet Sakariya, à 9 kilomètres au sud de Bethléem, est entouré de seize colonies et se trouve au sein de deux implantations israéliennes.
Dans ce minuscule hameau palestinien, les 34 maisons ont toutes reçu des ordres de démolition. « L’armée vient toutes les nuits et, en attendant, ces immeubles poussent comme des champignons », soupire l’homme de 51 ans, les traits tirés et la moustache grisonnante, en désignant les tours des colonies israéliennes qui se construisent à l’autre bout de son jardin.
Cette communauté entière se sent coupée du monde et il n’y a plus aucun transport public depuis 2015. « Ce n’était plus rentable pour les minibus palestiniens et surtout trop dangereux à cause des attaques des colons. Parfois, j’aimerais seulement pouvoir me rendre à Bethléem sans que ça me prenne toutes mes forces », souffle Fatima, une voisine septuagénaire, assise sur une chaise en plastique sur sa terrasse, à l’ombre d’un figuier.
Nous ne demandons que nos droits les plus simples : pouvoir être sur nos terres et vivre tranquillement, sans être attaqués.
Fatima
« J’aimerais aussi que nos enfants aient la possibilité de rester dans notre communauté. Mais dès qu’ils se marient, beaucoup la quittent car il n’y a plus de place et Israël ne délivre aucun permis pour construire ou faire une extension de nos maisons. Comment voulez-vous fonder une famille quand vous vivez déjà dans une seule pièce que vous partagez avec vos parents ? »
Cette Palestinienne jette un regard furtif sur le toit de sa maison – une plaque de zinc qui prend l’eau quand il pleut – et ses arbres fruitiers, les seuls auxquels elle a encore accès. « Au fond, nous ne demandons que nos droits les plus simples : pouvoir être sur nos terres et vivre tranquillement, sans être attaqués. C’était déjà extrêmement difficile avant, mais depuis un an et deux mois, cela relève de l’impossible. »
Esprit de vengeance
Depuis le 7 octobre 2023, 2 400 hectares de terres en Cisjordanie occupée ont été déclarés propriétés d’État, ouvrant ainsi la possibilité de les attribuer à des colons juifs. Un record. Une centaine de colonies sont en cours de légalisation par le gouvernement Netanyahou, alors que le processus prend normalement des années, et la construction de plus de 12 000 nouvelles unités de logements a déjà été approuvée.
La colonisation israélienne – qu’elle émane du terrain ou du sommet de l’État – semble ainsi profiter du brouillard de la guerre. « Historiquement, ça a toujours été le cas. Les colons profitent de l’occasion pour bâtir davantage et installer de plus en plus de mobile homes sur des terres palestiniennes », poursuit Yonatan Mizrahi, de l’organisation israélienne La Paix maintenant, d’un ton presque monocorde, comme s’il avait pris l’habitude de répéter ces phrases aux journalistes.
« Les colons savent pertinemment que l’administration civile sera déjà beaucoup trop occupée par d’autres sujets et qu’elle n’aura ni la volonté ni le temps de mettre la loi en application. » Comprendre : qu’ils peuvent agir en toute impunité sans prendre le risque d’être immédiatement délogés.
Les colons se rapprochaient de nos terres petit à petit depuis cinq ans mais, après le 7 octobre, leur violence et leur esprit de vengeance sont devenus incontrôlables.
H. Ka’abneh
Pour les Palestiniens, cette année passée a surtout hissé la violence déjà présente à un nouveau palier. « Les colons se rapprochaient de nos terres petit à petit depuis cinq ans mais, après le 7 octobre, leur violence et leur esprit de vengeance sont devenus incontrôlables », lâche d’un air las Habes Ka’abneh, 48 ans, déplacé de force et chassé de sa terre depuis plus d’un an.
À demi-allongé sur un matelas de sol, devant quelques tentes de fortune, le Palestinien de Wadi al-Seeq raconte comment cette fameuse nuit du 11 au 12 octobre 2023 les colons sont arrivés par dizaines en tenue militaire, le visage masqué, armés de fusils d’assaut. Comment ils ont ouvert le feu au milieu du campement de la communauté bédouine où Habes vivait avec sa femme, ses enfants et 42 autres familles. Comment deux voitures ont été volées, les tentes déchirées, les panneaux solaires détruits.
Habes Ka’abneh décrit la peur et les menaces. « Ils nous disaient : ‘Allez en Jordanie, ce n’est pas votre pays.’ Ils disaient aussi qu’ils allaient nous faire ce que Gaza a fait aux kibboutz et tabassaient quiconque avait des groupes Telegram avec des informations sur Gaza en arabe sur son téléphone. Nous n’avons pas eu d’autre choix que de partir. »
Leurs tentes sont désormais placées sur des terres privées qu’ils louent dans le village chrétien de Taybeh, à l’est de Ramallah. Ils ne sont pas seuls : plus de 261 familles de Cisjordanie occupée – soit 1 566 Palestiniens – ont été déplacées en raison des attaques de colons, d’après le bureau des statistiques des Nations unies.
Du nord au sud, le paysage est désormais marqué par cette colonisation à grande vitesse : les panneaux de circulation n’indiquent que le nom des colonies – pas celui des villages palestiniens – et impossible, depuis la route, de ne pas remarquer les rangées de préfabriqués des avant-postes installés à flanc de colline. Sur les bas-côtés, partout, des tractopelles s’affairent et des travailleurs – tous des Palestiniens – escaladent des échafaudages pour construire de nouvelles portions de route, des tunnels, des ponts, qui serviront à relier ces colonies entre elles et à attirer davantage d’Israéliens, créant dans le même temps des barrières infranchissables pour les Palestiniens.
« La logique est la même qu’à Gaza »
« La route, c’est pour les colons. Mais la terre, c’est la nôtre », clame Nabil, 43 ans, l’un des ouvriers venus d’Hébron, truelle en main, comme s’il était conscient qu’il participait malgré lui à l’entreprise de colonisation. Pour beaucoup, crise économique oblige, le réalisme prend le pas sur l’idéologie et la politique.
« Au fond, la logique est la même qu’à Gaza. Le but, c’est de réduire la présence palestinienne, de rendre notre quotidien invivable, de nous faire partir. Les moyens sont différents, mais la finalité est la même », poursuit-il, las, citant les dernières démolitions dans le quartier de Silwan, à Jérusalem, les avis d’expulsion dans les villages alentour, les destructions des camps de réfugiés palestiniens du nord de la Cisjordanie ou encore le harcèlement permanent des colons et des autorités israéliennes.
L’avenir ? Nabil répond qu’il préfère ne pas y penser. Comme la majorité des Palestiniens, il le sait : la récente victoire de Donald Trump est un feu vert de plus à cette annexion israélienne sans limite.