Syrie : à Damas, l’espoir et l’incertitude de l’après Al-Assad

La population exprime son soulagement depuis la libération de la capitale syrienne, le 8 décembre, après cinquante-quatre ans de domination de la famille Al-Assad. Dans une ambiance chaotique, l’euphorie et l’incertitude se mêlent aux découvertes macabres de la prison de Saidnaya. 

Hugo Lautissier  • 11 décembre 2024 abonné·es
Syrie : à Damas, l’espoir et l’incertitude de l’après Al-Assad
Le docteur Hammam essaie de contacter les familles des prisonniers de Saidnaya, à quelques kilomètres au nord de Damas.
© Hugo Lautissier

« Tout a changé si vite, on attendait ça depuis tellement longtemps. » Accoudé à une balustrade, sur la place des Omeyyades de Damas, Bassel Sweidi, 22 ans, n’en revient toujours pas. Toute la nuit du samedi 7 décembre, il a veillé, attendu l’arrivée des rebelles à Damas, avant la délivrance, le lendemain, et le départ de Bachar Al-Assad. Il a les cheveux décoiffés et les paupières lourdes. « Nous n’avons pas dormi ces trois derniers jours. Maintenant on veut profiter, retrouver notre liberté d’expression et exprimer nos choix, sans avoir à se cacher », explique-t-il, en cette matinée du lundi 9 décembre.

Il aura fallu douze jours au groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS) pour venir à bout d’un régime installé depuis cinquante-quatre ans au pouvoir. Démarrée à Idlib, l’opération éclair du groupe rebelle islamiste appuyé par la Turquie a d’abord visé Alep, le poumon économique de la Syrie, puis Homs, Hama, Deraa, la ville où le soulèvement populaire avait débuté en 2011, avant de fondre sur la capitale dans la nuit du 7 au 8 décembre, et poussé son président à prendre la fuite.

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La place des Omeyyades de Damas est en ébullition alors que le pays sort de treize ans de guerre civile, durant laquelle quelque 600 000 civils sont morts et 7 millions ont été déplacés. Partout, des rafales d’armes automatiques claquent sans discontinuer. Les rebelles d’HTS tirent en l’air pour célébrer leur victoire, au milieu des familles et des enfants mi-hilares mi-terrifiés.

Des combattants et des habitants de Damas célèbrent la chute de Bachar Al-Assad, place des Omeyyades. (Photo : Hugo Lautissier.)

Le sol est jonché de balles et de débris de verre. Chacun veut sa photo du char d’assaut abandonné par l’armée syrienne, sur lequel on se hisse, tour à tour, enfants comme personnes âgées, avant d’adresser à la foule le V de la victoire. Des hommes entament une danse traditionnelle, le dabké, en plein milieu du rond-point sous les hourras et les klaxons, pendant que d’autres brûlent un drapeau du régime syrien.

Ils nous ont fait vivre un enfer pendant tant d’années.

S.A. Muhammed

« Le monde entier va enfin parler de la Syrie », exulte Salama Ali Muhammed, 23 ans, originaire de Deir ez-Zor, une ville située sur les bords de l’Euphrate. On ne pouvait rien dire dans la Syrie de Bachar, toutes les opinions politiques dissidentes étaient interdites, les gens se retrouvaient en prison pour un oui ou pour un non. Ils nous ont fait vivre un enfer pendant tant d’années. »

Tous ne partagent pas cet enthousiasme. Abdaljalel, rencontré près du vieux souk de Damas aux portes closes, est originaire de la ville d’Idlib, un bastion révolutionnaire situé au nord-ouest de la Syrie, sous contrôle effectif de HTS et de son leader Abou Mohammed Al-Joulani, depuis 2019. Le nouvel homme fort de la Syrie, passé par Daesh et Al-Qaïda, y avait installé depuis un « gouvernement de salut » censé montrer un visage rassurant, d’ouverture vers les différentes communautés syriennes.

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Abdaljalel n’en garde pas le même souvenir. « À Idlib, j’ai beaucoup d’amis qui ont été réprimés par les hommes de HTS alors qu’ils manifestaient, c’est loin d’être un démocrate », tranche-t-il. «Bien sûr, rien ne pourra être pire que Bachar Al-Assad. Mais de là à dire que la Syrie est sauvée avec Joulani, je ne suis pas d’accord », ajoute cet étudiant en journalisme.

« Il y a des droits pour tout le monde »

Non loin de la place des Omeyyades, l’un des rebelles du groupe HTS explique sa position à une bande de Damascènes inquiets. Il porte un treillis militaire, un fusil automatique, mais comme la plupart des combattants rencontrés, aucune trace d’hostilité : «Ne pensez pas que l’oppression va continuer en Syrie à partir de maintenant. Il y a des droits pour tout le monde et au-dessus il y a Dieu. Nous avons tous eu de la patience et la foi. Tout ce que nous voulons, c’est libérer les Syriens de l’oppression », essaye de rassurer le combattant aux yeux verts et à la longue barbe brune.

Syrie
Des habitants de Damas brûlent un drapeau du régime syrien, place des Omeyyades. (Photo : Hugo Lautissier.)

À bord de son taxi, Abou Armad, la soixantaine, peste en passant devant une station d’essence intégralement détruite. «Les gens ont pillé l’essence partout où ils pouvaient, il n’y en a plus une goutte dans toute la ville », déplore-t-il. Derrière les vitres du taxi, on entend des bombardements à intervalles réguliers. « Les Israéliens ont commencé à bombarder les entrepôts d’armes du régime quelques heures après la libération. On peut dire qu’ils n’ont pas perdu de temps ceux-là », ajoute-t-il sans jamais sursauter au son des détonations.

Plus de 100 000 personnes ont péri dans les prisons syriennes, notamment sous la torture.

OSDH

Des volutes de fumées noires s’échappent des quatre coins de la ville : ici, c’est un bâtiment de l’administration publique qui a été incendié par des habitants ; de l’autre côté de la rue, c’est un centre des services de sécurité qui a été bombardé la veille par Israël ; plus loin, on ne sait pas vraiment. Deux jours après la libération de la ville, la grande majorité des portraits de Bachar Al-Assad qui recouvraient ses murs ont été détruits.

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Près de la gare routière Abassin, en ce lundi matin, on ne trouvait pas que des visages réjouis et soulagés. La veille, la population est parvenue à forcer les portes d’une partie de la prison de Saidnaya, emblème de la terreur répressive du régime syrien, où la torture est pratiquée depuis des décennies, la plupart du temps sur des prisonniers dont on ignore jusqu’au motif de l’incarcération.

Depuis le début du soulèvement qui a dégénéré en guerre civile en 2011, «plus de 100 000 personnes ont péri dans les prisons syriennes, notamment sous la torture », estimait en 2022 l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). En 2017, Amnesty International avait qualifié la prison de Saidnaya d’« abattoir humain ».

« Vous avez vu mon frère ? »

Les fouilles de la prison se poursuivaient toujours, le 10 décembre, pour libérer certains d’entre eux, retenus dans les souterrains de la prison. Depuis, des milliers de familles cherchent leurs proches, après avoir vu passer leur visage à la télé ou sur les réseaux sociaux. À la gare routière, sur la route de la prison de Saidnaya, des dizaines de familles, téléphone en main, se pressent pour montrer leurs photos. « Vous avez vu mon frère ? interroge une femme accompagnée de sa fille. Il était à Saidnaya depuis quatre ans, il habitait la ville de Daraya, on sait qu’il est sorti. »

Des familles de prisonniers syriens recherchent leurs proches libérés de la prison de Saidnaya. (Photo : Hugo Lautissier.)

Croyant avoir trouvé une personne bien informée, une dizaine de familles se rassemblent à présent autour d’elle. Un homme fait défiler deux photos, celle d’un beau jeune homme souriant, puis celle d’un visage décharné, méconnaissable. Plus loin, un homme, visiblement en état de choc, se protège de la lumière du jour. Des riverains lui donnent un sandwich et une bouteille d’eau, le pressent de questions pour connaître son nom et sa ville de naissance, mais l’homme est incapable de parler.

On a posté sa photo sur les réseaux sociaux et on a réussi à trouver sa famille.

Dr Hammam

Certains prisonniers sont transférés dans les différents hôpitaux de la capitale. À l’hôpital Ibn Al-Nafees, sur la route de Saidnaya, quatre prisonniers sont soignés. Tous portent des signes de torture. L’un d’eux, Khaled, a le visage tuméfié et de nombreuses fractures. Il épelle difficilement son nom, sa ville de naissance : Alep. C’est suffisant pour que les médecins essayent de retrouver sa famille.

« Hier, il n’était pas capable de parler, donc c’est bon signe », veut croire le docteur Hammam. « On a posté sa photo sur les réseaux sociaux et on a réussi à trouver sa famille, on espère qu’ils vont voir notre message rapidement », ajoute le médecin. À Damas comme dans le reste de la Syrie, les plaies béantes laissées par le régime de Bachar Al-Assad risquent de mettre longtemps à cicatriser.

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