Mazan : tous coupables, et après ?
Le procès des violeurs de Mazan s’est terminé jeudi 19 décembre, avec la condamnation des 51 hommes accusés. Il clôt une séquence judiciaire qui a été largement scrutée, et qui a révélé l’ampleur de ce qu’il reste à faire en matière de lutte contre les violences sexuelles.
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Après Mazan, comment faire pour que les hommes arrêtent de violer ? « En bonnes mères de famille »Tous coupables. Ce verdict conclut les quatre mois du très médiatique procès des viols de Mazan. Tous coupables, et après ? En refusant la tenue du huis clos, Gisèle Pelicot a permis à la société d’assister, virtuellement, au procès de son ex-compagnon, Dominique Pelicot, et des 50 autres accusés. La collectivité a pu observer, en direct sur les réseaux sociaux ou en résumé dans la presse, un aperçu de l’horreur vécue pendant des années par celle qui habitait ce petit village du Vaucluse, Mazan.
Chacun·e pouvait appréhender les différentes étapes de ce procès : les prises de parole, les analyses psychologiques, les débats autour des éléments matériels du dossier – en l’occurrence les vidéos, nombreuses, et implacables – mais aussi les plaidoiries, nécessaires, malgré leur violence quand elles renversent la culpabilité.
Pendant des semaines, journalistes, intellectuel·les, universitaires et personnalités ont produit des discours tâchant de dessiner les contours de ce qui se trouvait sous nos yeux, ouvrant dans nos vies quantité de débats, confidences ou prises de position. La monstruosité de Dominique Pélicot a été examinée, raffinée, critiquée.
L’héroïsation de Gisèle Pelicot, aussi, bien que son courage ait continûment été souligné. Dans le détail, ce procès a rendu possible l’examen public d’attitudes banales des accusés face à leurs actes inouïs de barbarie. Et a commencé à mettre tout doucement en lumière la question du traitement des victimes par les institutions judiciaires.
Les procès pour violences sexistes et sexuelles doivent nourrir la réflexion collective, celle de la société tout entière.
Mazan, Ruggia, Bedos… Autant de procès qui deviennent des séquences médiatiques. Qui permettent de visibiliser l’horreur. Et après ? Qu’en restera-t-il une fois les caméras éteintes ? Qui a tiré des leçons de ce qui s’est joué dans ces salles d’audience ? Combien d’hommes ont interrogé leurs pratiques, leurs réflexes, leurs représentations ? Qui a confronté son entourage pour remettre en question les réflexions misogynes, pour mettre en lumière la culture du viol dans laquelle nous baignons au quotidien ?
Au-delà des histoires individuelles qui se jouent dans les salles d’audience, les procès pour violences sexistes et sexuelles doivent nourrir la réflexion collective, celle de la société tout entière. Ils obligent, au moins pendant quelques jours, à mettre la société face à ce qu’elle produit : des délits et des crimes qui ne sont pas le fait d’individus isolés ou déviants mais d’un système patriarcal. Une violence qui a tout à voir avec la domination, et rien avec la sexualité.
Certains procès agrandissent le territoire de ce qui ne peut plus être toléré collectivement.
Faut-il attendre de ces procès qu’ils changent les hommes ? Tout historique qu’il fut pour la redéfinition qu’il a permise du viol dans le Code pénal, le procès d’Aix-en-Provence, en 1978, n’a pas réduit le nombre de violences sexuelles. Mais il a permis de qualifier certaines d’entre elles de « viol », et donc de condamner des actes criminels. L’attention portée à la notion de consentement dans le procès des violeurs de Mazan et les interrogations sur son introduction dans le Code pénal permettra, peut-être, de faire entrer dans le champ des violences répréhensibles des actes qui, jusqu’alors, étaient enfouis dans la honte et le silence.
Certains procès agrandissent le territoire de ce qui ne peut plus être toléré collectivement. D’autres, au contraire, à cause d’une institution sans moyen, inégale et punitive, le réduisent. Mais la justice ne permet pas à elle seule, parce que ce n’est pas son rôle, d’opérer des changements systémiques ou culturels.
La justice n’éduque pas. En tout cas, la justice telle qu’elle se trouve devant nous. Réparatrices, transformatrices : ailleurs qu’en France, d’autres modalités judiciaires tentent des approches différentes autour de la victime et de ses attentes. La justice française ne place pas les plaignantes au centre du procès, et leur bien-être et leur besoin de réparation non plus. De quoi créer de la frustration, de la colère, de la déception. Il y a sans doute autant de réactions différentes à l’annonce d’un verdict qu’il y a de victimes. On ne peut pas parler pour elles, elles seules savent ce qu’elles attendent du procès. Parfois, elles ne le savent même pas.
Ces limites sont parfois même pointées par certain·es magistrat·es. Dans son réquisitoire lors du procès Ruggia, la procureure s’adresse ainsi à Adèle Haenel : « Les conséquences psychologiques vont survivre à cette audience. Peut-être qu’elle pourra apaiser, je l’espère. Je sais ce que la justice peut faire. Je sais aussi ce qu’elle ne peut pas faire. »
Toutes les victimes de violences sexuelles ne souhaitent pas que leurs agresseurs aillent en prison. C’est d’ailleurs parfois la raison pour laquelle elles ne veulent pas porter plainte. Pourtant, la France peine à proposer des dispositifs alternatifs, et ne fait rien pour sortir de ses logiques punitives et carcérales. Et aucun des gouvernements qui se sont succédé ces dernières années n’a pris suffisamment le sujet des violences sexistes et sexuelles au sérieux pour proposer des mesures qui permettraient d’agir plus tôt sur les comportements à risque : des mesures d’éducation à la sexualité, de prévention, d’accompagnement.
Parce qu’elle n’a vocation ni à réparer, ni à éduquer, la justice doit s’accompagner plus largement de politiques publiques d’ampleur pour permettre de rompre les violences et les dominations – à commencer par l’Éducation nationale. Le nouveau programme d’éducation à la vie relationnelle, affective et à la sexualité, s’il est enfin appliqué malgré la virulence de l’extrême droite qui s’en offusque, est une étape nécessaire. Minimale, vu l’urgence et le retard français sur cette question. Mais nécessaire.
La publicisation de ces procès, aussi importante soit elle, ne doit pas nous faire oublier que ces audiences représentent l’exception plus que la norme. En France, 86 % des affaires de violences sexuelles sont classées sans suite, et moins de 6 % des plaintes débouchent sur une condamnation.
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