À la buvette de l’Assemblée, on bulle utile
Ce lieu de respiration entre deux séances parlementaires est choyé par les députés. On s’y détend, certes, mais on n’oublie pas d’y traiter quelques affaires avec ses amis ou ses ennemis. Plus au calme que dans l’hémicycle.
dans l’hebdo N° 1841-1843 Acheter ce numéro
Dans le même dossier…
Des réseaux bien peu sociaux Chère appli, fais-moi des ami·es Le café au milieu du village « La paresse, c’est précisément le non-travail »C’est l’un des lieux les plus secrets de la République. Un cabinet noir ? Une salle mystérieuse dans le sous-sol de l’Élysée ? Non, un café un peu chic, décor de brasserie style Art nouveau, au rez-de-chaussée du Palais-Bourbon. Située à quelques pas de l’hémicycle, la buvette de l’Assemblée nationale est l’objet de bien des fantasmes. Impossible de l’apercevoir depuis la salle des Quatre-Colonnes, où la presse s’installe pour rencontrer les élus. La salle est isolée par une double porte.
« C’est peut-être l’aspect restrictif de ce lieu qui le rend secret. Mais c’est un endroit moins mystérieux qu’il n’y paraît », relativise Yves Blein, député de 2012 à 2022 avec l’étiquette socialiste d’abord, avant d’intégrer La République en marche (LREM, devenue Ensemble pour la République) en 2017. En effet, la buvette est réservée aux ministres, aux députés et aux collaborateurs parlementaires à condition qu’ils soient accompagnés par un député. Les journalistes n’y sont pas acceptés.
Je n’ai jamais vu un député ou un ministre faire changer d’avis un député à la buvette.
A. Vallini
Ce café aux tables en marbre où trône une sculpture de Marguerite Steinheil, salonnière des XIXe et XXe siècles et maîtresse de Félix Faure, président de la République de 1895 à 1899, suscite l’imagination. Serait-ce le lieu où sont négociés les accords politiques pour des projets de loi difficiles, où s’élaborent les grandes stratégies parlementaires et les petits complots partisans ? Terrain de jeu parfait pour un ministre des Relations avec le Parlement, fin négociateur au cœur du jeu parlementaire. Un poste très stratégique qu’ont occupé Olivier Véran, Louis Mermaz, Daniel Vaillant, Jean-François Copé, Christophe Castaner, Franck Riester ou André Vallini.
« On se côtoie entre parlementaires de différents groupes, on se tutoie. Mais on ne se met pas d’accord à la buvette ! Les décisions politiques ont lieu dans les réunions de groupe ou les réunions de commission. Je n’ai jamais vu un député ou un ministre faire changer d’avis un député à la buvette. Les négociations secrètes peuvent arriver, mais c’est très marginal », affirme André Vallini, secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement sous François Hollande et député socialiste de l’Isère pendant quatorze ans.
« Échanger avec les autres groupes »
« Ce n’est pas vraiment un lieu qui transcende les oppositions et qui permet de dépasser subitement les différends. Mais ça permet de mettre un peu d’humanité entre des députés qui ne siègent pas dans le même groupe, nuance Yves Blein. Les rendez-vous politiques se passent plutôt dans nos bureaux. Néanmoins, c’est un lieu où on rencontre des parlementaires de tous bords, on échange de façon un peu plus apaisée : ‘Tiens, ça m’étonne que tu aies pris cette position tout à l’heure.’ Mais on reste plutôt dans le commentaire de l’actualité. La buvette n’est pas le lieu du jeu politique. » L’image que l’on s’en fait serait donc faussée ?
« La buvette est surtout l’endroit où l’on peut déjeuner et prendre un verre entre deux suspensions de séance. Un endroit agréable : quand il fait beau, on peut prendre une pause dans le jardin », estime Sébastien Pietrasanta, député socialiste des Hauts-de-Seine entre 2012 et 2017. Il se souvient de la séance concernant le mariage pour tous en avril 2013 : « Lorsque les débats se sont terminés, au petit matin, tous les députés de gauche se sont retrouvés pour prendre un verre. »
« C’est un lieu important dans la vie d’un parlementaire. On peut se détendre un peu, boire et manger quelque chose, prendre une pause quand on enchaîne les heures dans le chaudron, rapporte Patrice Perrot, député macroniste de la Nièvre de 2017 à 2024. C’est aussi l’occasion d’échanger avec des collègues d’autres groupes. »
Le député se souvient notamment d’un échange avec Charles de Courson (Liot) lors de l’examen d’un projet de loi de finances. La discussion a porté sur le budget avant de dévier. « Charles de Courson a connu mon père lorsqu’il était à l’Assemblée, on en a parlé », raconte-t-il. La discussion a duré une heure et demie. Au point que le centriste spécialiste des questions budgétaires a oublié de défendre ses amendements qui étaient en train d’être examinés dans l’hémicycle.
Soirée improvisée
La buvette serait donc un endroit si convivial qu’il en serait devenu un lieu de fête ? Au soir du 27 octobre 2017, après une séance de nuit sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, quelques députés macronistes ont profité de la buvette pour organiser une soirée improvisée, selon le journal Marianne. Une petite fête que n’a pas du tout appréciée François de Rugy, alors président de l’Assemblée.
Recadrage presque immédiat. Dans un communiqué publié quelques jours plus tard, de Rugy a rappelé que l’importance « de la tâche des parlementaires comme de leur rythme de travail impose non seulement qu’ils se fixent à eux-mêmes un certain nombre de règles de bonne conduite et de bienséance, mais également de ne pas contraindre les fonctionnaires de l’Assemblée à prolonger leurs horaires de travail au-delà du raisonnable, soit une demi-heure après la levée de la séance du soir ».
Faudrait-il vraiment croire, non sans naïveté, que cette buvette serait imperméable à la virulence de certains débats ? Pour décrédibiliser un député opposé à ses convictions, certains n’hésitent pas à user d’une attaque éculée : « Il a passé trop de temps à la buvette ! » Manière de jeter un discrédit sur un opposant en sous-entendant qu’il aurait abusé de la boisson.
« Poser les prémices d’un accord »
Retour au jeudi 24 novembre 2022, jour de la niche parlementaire de La France insoumise (LFI). Aux alentours de 18 heures, l’insoumise Caroline Fiat défend la proposition de loi « portant réintégration du personnel des établissements de santé et de secours non vaccinés grâce à un protocole sanitaire renforcé ». Le texte reçoit des soutiens des députés de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), des Républicains et du Rassemblement national (RN). La majorité présidentielle macroniste est potentiellement battue.
Vers 21 h 30, les députés Renaissance (ex-EPR) multiplient les rappels au règlement ainsi que les suspensions de séance et déposent de très nombreux sous-amendements. La manœuvre a un objectif : empêcher un vote sur ce texte avant minuit et la fin de la niche parlementaire. L’ambiance est électrique dans l’hémicycle mais aussi à la buvette. En voyant Olivier Véran, alors porte-parole du gouvernement, les insoumis commencent à chanter : « On est là, on est là ! Même si Véran ne le veut pas, nous on est là ! »
Le plus souvent, on échange avec des députés avec qui nous ne sommes pas d’accord politiquement.
P. Perrot
« La buvette, ce n’est pas que du temps libre. C’est un endroit où l’on peut travailler. C’est aussi l’occasion d’avoir des échanges avec les membres de cabinets ministériels ou les conseillers du président. Mais, le plus souvent, on échange avec des députés avec qui nous ne sommes pas d’accord politiquement, comme les communistes, se souvient le macroniste Patrice Perrot. Je n’ai pas initialement d’accroche avec eux, mais on peut poser les prémices d’un accord. Bon, ce n’est pas possible avec La France insoumise ou le Rassemblement national. Avec eux, on se regarde en chiens de faïence. Leurs comportements dans l’hémicycle ont forcément une incidence dans l’ensemble de l’Assemblée nationale. »
Entre les députés insoumis et le camp présidentiel, les tensions s’amplifient entre 2022 et 2024. Néanmoins, Patrice Perrot se souvient aussi de ses rendez-vous à la buvette avec René Pilato, député insoumis élu en 2023. « C’est quelqu’un avec qui on peut parler », reconnaît Perrot. Les deux députés ont travaillé ensemble sur une mission d’information concernant la gestion de l’eau pour les activités économiques.
« C’est à la buvette que j’ai échangé pour la première fois avec Georges Fenech », se rappelle quant à lui Sébastien Pietrasanta. Le socialiste et le député UMP (ex-LR) doivent accorder leurs violons en 2016. Fenech préside la commission d’enquête sur « les moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 », jour de l’attaque terroriste visant Charlie Hebdo. Pietrasanta est le rapporteur de cette commission. « On a appris à se connaître, on a décidé de notre méthode de travail », raconte le socialiste. La buvette de l’Assemblée aide indéniablement à dépasser les clivages.