« En bonnes mères de famille »
L’autrice et militante féministe Anna Toumazoff décrypte la charge contre le patriarcat qu’a permis le procès des violeurs de Mazan. Elle rappelle que toutes les femmes peuvent devenir victimes et souligne combien le silence de certaines met les autres en danger.
À l’heure du verdict (1) de l’affaire des violeurs de Mazan, une question demeure : la France a-t-elle saisi l’occasion de se regarder dans le miroir que cette tragédie lui tendait ? Face à ces 82 violeurs, quels changements concrets envisage la société pour briser l’impunité des « bons pères de famille » (2) ? Est-ce qu’au milieu du vacarme des dissolutions, des motions, des tractations, des négociations, des solutions concrètes ont pu être trouvées, pour Gisèle Pelicot et pour toutes les autres ?
Attendu le 18 décembre.
En bons pères de famille, Rose Lamy, éditions JC Lattès.
La parole féministe (en dépit de ce qu’en disent les lâches et cupides pour qui la priorité apparente est de pourfendre #MeToo) ne consiste pas à opposer les hommes aux femmes, camp du mal contre camp du bien. Les femmes peuvent elles aussi être de redoutables gardiennes du patriarcat, protectrices des bourreaux qui sont à 96 % des hommes. C’est un élément central de la question. On a beaucoup – à raison – enjoint aux hommes de se sentir directement concernés par cette histoire au lieu de s’en distancier grâce à la figure du monstre.
La violence, durant ce procès, des propos de certaines avocates ou épouses d’accusés, a pourtant fait naître ces dernières semaines une réflexion. Il faut aussi parler des femmes, et pas seulement en qualité de victimes. Des épouses, des mères, des amies, des sœurs, de toutes celles qui, par peur, confort ou habitude, préfèrent détourner le regard. Qui, pour protéger l’équilibre des familles, en sacrifient les membres. Qui, pour ne pas semer le trouble dans la société, en taisent les problèmes.
Face à l’injustice ou la violence, le silence n’est jamais neutre. Dans ce cas précis, il fait de celles qui restent coites les gardiennes d’un ordre patriarcal qui, au nom de la respectabilité, masque les pires horreurs, sacrifiant d’un « Il est gentil avec moi » ou d’un « C’est comme ça partout » d’autres femmes sur l’autel du patriarcat. Tout, plutôt que perdre l’équilibre. La « bonne mère de famille » est-elle muette ?
Les compagnes et épouses des accusés clament encore que les hommes qu’elles connaissent « ne sont pas comme ça ».
En 2020, tandis que Gérald Darmanin est accusé de viol, Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice, tient à rappeler qu’il est « au demeurant un bon ministre du Budget ». « Au demeurant un bon père », Dominique Pelicot clame jusqu’au bout son amour pour les siens, comme si cela était propre à l’absoudre de ses crimes. Peut-être se croit-il sincère dans cette déclaration à sa famille : jusqu’ici (gageons que l’affaire va faire bouger les lignes), il est apparu conciliable d’aimer sa famille tout en disposant de l’usufruit des corps en bon père de famille.
Dans les rangs du procès de Mazan, certaines femmes pourraient acquiescer en dépit du visionnage public des crimes commis par leurs maris à l’endroit du corps endormi de Gisèle Pelicot. Dans leurs bouches soudain, « ils l’ont fait mais avaient de bonnes raisons de le faire », raisons rendant l’acte ici jugé moins significatif que le reste de leur vie, plus tranquille.
Cette affaire viendra-t-elle enfin enrayer le cycle infernal de générations de femmes que l’on a vu cautionner les violences commises par les hommes qui avaient figure d’autorité dans leur famille, et dans le même temps condamner la parole des personnes contrariant par leurs dénonciations l’ordre établi (« on a subi, on n’en est pas mortes, vous pouvez bien subir aussi ») ? En dépit d’une méticuleuse documentation vidéo, les compagnes et épouses des accusés clament encore que les hommes qu’elles connaissent « ne sont pas comme ça ».
Ce procès met à nu un patriarcat enraciné dans toute la société, jusqu’au cœur de nos familles.
À ce procès et ailleurs, toutes celles qui jurent la main sur le cœur que « leur homme » (en dépit de toute évidence) ne peut être un monstre oublient que l’impunité masculine est un piège qui finira par elles aussi les rattraper, toutes bonnes mères de famille qu’elles soient. Ce procès met à nu un patriarcat enraciné dans toute la société, jusqu’au cœur de nos familles. Les violeurs ne sont pas des monstres isolés. Ils sont nos proches.
Les femmes qui les défendent sont aussi nos proches – d’abord avocates, aussi complices, tôt ou tard victimes. L’affaire Pelicot, où un accusé planifiait même le viol de sa propre mère, nous rappelle que les femmes ne sont jamais à l’abri tant que ce système reste intact. Peu importe à quel point elle se conforme, même une femme respectable – mère, épouse, âgée – peut devenir victime.
À l’heure où ce procès croise les repas de famille, examinons la tablée et demandons-nous : combien de femmes se taisent encore pour « préserver » la famille quitte à en condamner les membres ? Combien auraient défendu leur mari face aux preuves documentées de leurs viols ? Combien oublient qu’elles auraient elles-mêmes pu être Gisèle Pelicot ? L’illusion de la sécurité n’est pas la sécurité. Aucune femme ne peut espérer s’exempter de la violence des hommes, même en l’ignorant, même en l’excusant, même en la cautionnant. Alors, autant écouter, autant voir, et autant parler, dénoncer, soutenir, et épauler.
C’est le procès d’une société qui ne veut pas voir que les violeurs sont dans ses rangs.
Ce procès vient mettre en exergue le silence des femmes qui met les autres en danger : les femmes extérieures, comme pour Gisèle Pelicot face aux épouses de ses violeurs qui les défendent jusqu’au bout, mais aussi les personnes faisant partie de la famille, exposant aux violences physiques comme à l’inceste.
C’est le procès d’une société qui ne veut pas voir que les violeurs sont dans ses rangs, donc dans ses familles, aussi, et pas seulement dans ses prisons (cas rares), et qui leur trouve encore des excuses pour qu’on retienne tout, surtout le 51 % « bon père de famille », plutôt que le 49 % « violeur ». Tant pis pour celles (et ceux) qui en sont 100 % victimes. Silence, on fait famille. Bon appétit.
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