« Chromakopia », la psyché du rap
Le nouvel album de Tyler, The Creator est une plongée dans la psychologie d’un rappeur tourmenté.
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Chromakopia / Tyler, The Creator / Columbia Records
Le 10 février 2011, le clip de « Yonkers », deuxième single du rappeur Tyler, The Creator, est diffusé sur le site de son collectif, Odd Future. Filmé en noir et blanc, on y découvre le rappeur seul, assis sur un tabouret. Le visage juvénile, une moue sympathique, il joue avec un cafard qu’il laisse ramper sur ses bras et ses mains avant de le croquer. Puis, il se lève, vomit, rappe à nouveau, essuie les gouttes de sang qui coulent de son nez, place une corde à son cou et se pend. Envolée de violence saisissante, le tabouret flanche et le clip s’achève dans la torpeur avec les pieds du rappeur remuant dans le vide jusqu’à devenir immobiles, simulant sa mort, en direct.
Les arrangements et le texte, très agressifs – Tyler, The Creator se revendiquait alors comme représentant du genre horrorcore –, oscillent entre l’égotrip d’un artiste n’hésitant pas à s’attaquer avec virulence à certains musiciens commerciaux des scènes hip-hop et R’n’B – Bruno Mars en prend pour son grade – et le récit de la dépression dévastatrice qui l’accompagne sans cesse et qui, ici, le pousse au suicide.
Sur YouTube, la diffusion du clip est aujourd’hui précédée d’un avertissement invitant les spectateurs à prendre connaissance de la nature suicidaire du contenu avant de le regarder. À sa sortie, Kanye West qui, au-delà de ses frasques scandaleuses, a lui aussi rappé à de nombreuses reprises son mal-être, l’avait salué comme le « meilleur clip de l’année ».
Mal-être
Comme Tylor, The Creator, Kanye West, Kendrick Lamar, mais aussi Rapsody, qui, il y a quelques semaines, en concert au Trabendo à Paris, expliquait comment la dépression l’avait éloignée des scènes internationales, n’hésitent pas à évoquer dans leurs textes leurs troubles psychologiques et à faire de ceux-ci un motif introspectif.
Kanye West raconte dans son album « Ye » sa bipolarité, qu’il aime à considérer comme un superpouvoir. Kendrick Lamar, dans Mr. Morale and the Big Steppers, parle de sa thérapie. Dans « Yonkers », Tyler, the Creator louait les talents d’écoute de son psychologue, lequel deviendrait bientôt un personnage récurrent de son album Bastard sous le nom de Dr. TC.
Bipolarité, dépression, souffrances au quotidien ne relèvent bien sûr pas des mêmes mécanismes psychiques, mais force est de constater que, depuis une quinzaine d’années, le rap est devenu le témoin du mal-être d’une génération qui navigue avec douleur dans les affres de la célébrité, de la violence des quartiers dont elle est parfois issue et d’une société américaine de plus en plus fracturée.
Si le rap conscient des années 1990 se concentrait principalement sur ses messages sociaux de dénonciation du racisme, de la discrimination, de la pauvreté et souvent du capitalisme, celui des années 2010-2020 tend à déplacer le curseur en s’intéressant aux troubles psychologiques causés par les dysfonctionnements de la société.
Chromakopia, le nouvel album de Tyler, The Creator participe clairement de cette tendance. Sorti le 28 octobre, le disque a été diffusé sur les plateformes de streaming un lundi. C’est un choix assumé pour Tyler, qui rompt ainsi avec l’habitude développée par les maisons de disques de diffuser les nouveautés le vendredi.
Pour lui, le week-end ne se prête qu’à une écoute superficielle de la musique. On est occupé, en famille ou avec des amis. Le lundi, en revanche, est propice à la concentration : en voiture, dans les transports, on peut se pencher avec attention sur les messages et la musique élaborés par le rappeur. Le contenu des textes est sérieux, les arrangements sont travaillés, et l’album ne peut être appréhendé à la légère.
Tout au long des quatorze titres qui constituent Chromakopia, le rappeur déroule deux thématiques qui se suivent dans l’enchaînement des morceaux ou interviennent ensemble au sein d’une même chanson. D’abord, l’album est une longue évocation des pressions sociales qui s’exercent sur l’artiste.
Sa notoriété provoque en lui de multiples craintes, voire une paranoïa qu’il évoque dans « Noid », troisième morceau du disque, là encore mis en image avec force lorsque, dans le clip, le téléphone pointé par une fan pour prendre un selfie avec son idole se transforme en révolver. Cette paranoïa, mais aussi l’éducation reçue par le rappeur dans les quartiers défavorisés de Los Angeles, le pousse à se construire une carapace et à se cacher derrière le masque du paraître.
Les titres oscillent entre autocritique sensible et mise en avant d’une personnalité infaillible, arrogante et souvent misogyne. Dans cette logique, « St. Chroma », qui ouvre l’album comme une petite comédie musicale explosive où percussions et chants organiques avancent de concert avec des sonorités électroniques, ou « Take Your Mask Off », qui invite le rappeur, avec une grande douceur, à refaire corps avec son for intérieur, sont du côté de la sincérité.
Par opposition, « Sticky », avec ses paroles ouvertement sexuelles et souvent très drôles, ses chœurs africanisants, son featuring avec Lil Wayne et ses samples de cuivres entêtants ; « Rah Tah Tah », ritournelle au son garage où Tyler se revendique « deuxième plus grand rappeur de sa ville après Kenny » – entendre Kendrick Lamar –, sont à placer du côté de la façade. Une tentative – pleine de mauvaise foi – de sauver la face en toutes circonstances.
Fil rouge
Ensuite, l’album explore les relations familiales du rappeur. Issu d’une famille monoparentale, élevé par une mère qui l’accompagne depuis le début de son parcours musical, Tyler, The Creator a évoqué à de nombreuses reprises la figure de ce père absent contre lequel il a développé une vive rancœur et dont il a pour seule trace son nom de famille. Toutefois, avec Chromakopia, Tyler Gregory Okonma, de son vrai nom, pousse la réflexion plus loin en associant cette absence à sa propre peur de l’engagement et en évoquant dans un morceau poignant, « Like Him», les similarités que sa mère observe entre son enfant et son ancien amant.
La mère de Tyler constitue d’ailleurs un fil rouge, offrant à son fils encouragement et confessions. Ainsi, sur « St. Chroma », elle l’appelle à chercher sa lumière intérieure ; sur « Darlin, I », elle lui rappelle de ne jamais prétendre aimer une femme pour laquelle il n’a pas de sentiments ; et, sur « Tomorrow », elle lui réclame des petits-enfants.
Chemin faisant, Tyler rappe sa terreur du couple dans le funky « Darlin, I », son angoisse face au temps qui passe dans « Tomorrow » ; et endosse même, avec son riff de guitare sensuel, deux personnages dans le très beau « Hey Jane », récit d’une grossesse non voulue et évoquée tour à tour par le rappeur et son amante. Défendant le droit à l’avortement et scandant la nécessité pour les femmes de disposer de leur corps, le titre, avec ses arrangements jazz californien des seventies, met en avant le flow sensible du rappeur.
Pour Tyler, The Creator, parler de ses troubles psychiques est alors aussi un geste politique.
Personnalités multiples dans une société qui pousse à toujours se préoccuper de son apparence, troubles face à un héritage familial complexe qu’on craint de reproduire, les angoisses de Tyler, The Creator sont aussi celles d’une communauté africaine-américaine dont il entend se faire un porte-parole. Au cœur de l’album, « I Killed You » est en ce sens une petite perle, dans laquelle l’artiste utilise une métaphore – l’obsession historique des Noirs américains pour le défrisage de leurs cheveux – afin de mieux dénoncer l’obligation pour sa communauté de se conformer aux normes émises par la majorité blanche.
Comme l’analysait avec force le sociologue africain-américain W.E.B. Du Bois, les Noirs des États-Unis sont aux prises avec une double conscience qui déchire leur être entre le développement d’une identité noire et l’intériorisation des stéréotypes racistes qui la détermine. Pour Tyler, The Creator, parler de ses troubles psychiques est alors aussi un geste politique. Cela revient à évoquer la condition de ses pairs, une communauté que la discrimination atteint jusque dans sa psyché.