À Mayotte, « le matin, j’ouvre les yeux et je pleure »
Après le passage du cyclone Chido, l’île est dévastée. Si les autorités ne dressent aucun bilan humain pour le moment, les dégâts matériels et humains sont inédits depuis près d’un siècle. Et les dangers à venir (manque d’eau, épidémies…) pourraient ne rien arranger au désastre.
« On nous dit que les renforts arrivent, mais chez nous on ne voit personne. » Joints au téléphone par Politis lundi et mardi matin – quand ils parviennent à trouver du réseau -, plusieurs habitants de Mayotte témoignent de la situation d’urgence absolue, quelques jours après le passage dévastateur du cyclone Chido.
Dimanche soir, au lendemain de la catastrophe, le préfet du 101e département français – situé dans l’archipel des Comores, dans le canal du Mozambique de l’Océan indien – annonçait s’attendre à « plusieurs centaines de morts », « peut-être » un « voire quelques milliers », en particulier parmi les populations les plus vulnérables.
Une source proche des autorités citée par l’Agence France Presse estimait que « peu d’habitants en situation irrégulière » avaient rejoint les centres d’hébergement avant le passage du cyclone, « sans doute de peur d’être contrôlés » par la police aux frontières et d’être expulsés du territoire.
L’arrivée sur place du ministre démissionnaire de l’Intérieur Bruno Retailleau lundi matin a été vite relayée dans l’Hexagone – à 8 000 km du chef-lieu Mamoudzou. La nouvelle de cette présence ministérielle a mis plus de temps à quadriller l’archipel plus de 20 fois plus petit que la Corse. Et pour cause, ce mardi, les habitants sont encore majoritairement privés d’eau, d’électricité et de réseau téléphonique.
À Grande-Terre, la principale île de l’archipel, seuls celles et ceux qui ont pu atteindre le centre de Mamoudzou, au nord-est de Grande-Terre, en s’improvisant taxi ou parfois au prix de plusieurs heures de marche, ont pu donner des nouvelles à leurs proches dans les heures qui ont suivi. Mardi matin, les habitants du sud ont su que le réseau était revenu autour d’une antenne-relais dans le village de Hamouro. Une file de voitures s’est alors étirée sur plusieurs kilomètres. El Akmi Noudjoumouddine y était.
La solidarité s’organise, malgré l’absence de l’État
À Ouangani, la commune où il réside – la seule de Mayotte à ne pas toucher le littoral -, la solidarité s’organise malgré l’absence de l’État. « Avant que la viande ne commence à pourrir, on s’est rassemblé autour d’un gros voulé [lundi] soir (traditionnel repas festif mahorais avec des grillades, N.D.L.R.) », explique ce juriste en commande publique et éducateur au sein du club de football du village.
Quand le cyclone a sévi, un habitant de Ouangani a été sévèrement coupé au pied par un morceau de tôle. « Les numéros d’urgence ne répondaient pas », mais heureusement, « des infirmiers du village avaient de la bétadine et des compresses ». Il a fallu patienter deux jours et le déblayage des routes pour emmener le blessé à Mamoudzou. Très endommagé par le cyclone, le seul hôpital de l’île reprenait « progressivement son activité » et sera soutenu par un hôpital de campagne à partir de jeudi, a annoncé Bruno Retailleau.
Quand tu vois des papys frappés avec le crâne ouvert, des enfants pleurer, des mamans désespérées sur les routes…
O. Saïd
Omar Saïd, lui, habite à Dzoumonié, une commune du nord. « Ici, on a tout perdu. Le toit de la maison est parti, les meubles sont foutus, les véhicules sont cassés », raconte le jeune chef d’entreprise et directeur de Wenka Culture, une association d’insertion professionnelle et sociale, qui a trouvé refuge chez un voisin avec son épouse et ses deux enfants. « Soulagé » de savoir que ses proches et sa famille vont bien, le trentenaire est en état de choc : « Quand tu vois des papys frappés avec le crâne ouvert, des enfants pleurer, des mamans désespérées sur les routes : ces images-là ne sortent pas de la tête. »
Depuis samedi après-midi, le bruit répété des marteaux résonne dans la commune, en particulier sur les hauteurs, où les plus précaires tentent de reconstruire leurs bangas – des cases en tôles – totalement balayés par Chido.
« Les gens cherchent d’abord à se loger ou à manger »
Pendant ce temps, dans le village, quelques familles enterrent leur mort en petit comité. « Des cérémonies à la mosquée, j’en ai vu deux, poursuit Omar. D’habitude, il y aurait eu 40 ou 50 personnes pour y assister, mais là, tout le monde passait son chemin. » « Les gens cherchent d’abord à se loger ou à manger », en attendant le ravitaillement de l’État, qui se faisait toujours attendre mardi matin.
À Kawéni, en périphérie de Mamoudzou, l’immense bidonville qui surplombait le village a été rayé de la carte et plus le cyclone s’éloigne, plus l’enfer se dessine. Sur une seule des mosquées de Mamoudzou, « soixante-deux prières funéraires ont été recensées, dimanche », informait un responsable associatif au Monde, ajoutant que « des corps non déclarés, il y en a beaucoup. Les gens ont aussi eu peur des frais qu’ils devraient payer s’il fallait récupérer les leurs à la morgue ».
Photographe mahorais indépendant, Nayl Mtoubani n’était pas capable d’aller au plus de près de l’horreur lundi. Il a plutôt capturé des clichés des infrastructures qui sont tombées, « quelques portraits de personnes dépitées », « des gens qui errent dans la rue ». « Tu as du mal à te sentir libre de mettre cela en avant », dit-il la gorge nouée.
Dimanche soir, la police nationale de Mayotte a lancé un appel aux volontaires sur ses réseaux sociaux. Plusieurs sinistrés interrogés par Politis n’en savaient rien. « Le dernier SMS qu’on a reçu des autorités, c’était samedi matin », témoigne Valentin, professeur d’éducation physique et sportive au collège de K1, qui vit à Petite-Terre, l’île séparée de Mamoudzou par un bras de lagon.
Fonds de tiroir
Depuis samedi, Valentin et sa compagne Alicia s’occupent à descendre des affaires chez leurs voisins, au rez-de-chaussée, où ils se sont réfugiés quand le toit du premier étage de la maison s’est envolé sous la puissance des vents mesurés par Météo France à 226 km/h à Pamandzi. « Le plus dur, c’est quand on se réveille, reprend Valentin. Le soir, j’ai de la fatigue, ça va. Le matin, j’ouvre les yeux et je pleure. Pour la suite personnelle, pour les jeunes d’ici. Quand j’ai croisé un de mes anciens élèves du collège, ça m’a fait plaisir de le savoir en vie. »
J’ai un ami dont le réservoir d’essence a été siphonné, des gens ont essayé de rentrer chez lui.
Omar
Dans leur voisinage, une petite communauté d’une dizaine de personnes s’est formée, avec des Mahorais, des Français de l’Hexagone et des Comoriens. Tout le monde fait les fonds de tiroirs. Lundi soir, il leur restait du thon au congélateur, quelques bouteilles d’eau (et d’alcool) et de la papaye dans le jardin. À Kawéni, c’est une autre histoire. « On arrive à l’épuisement des stocks d’eau et de nourriture. Il faut vite réapprovisionner », alertait lundi soir le recteur de l’académie de Mayotte, Jacques Mikulovic, interrogé par Le Monde. Rappelons que plus des trois quarts des habitants de l’archipel vivent sous le seuil de pauvreté national.
Depuis plusieurs années, les Mahorais qui habitent des logements en dur ont l’habitude de vivre barricadés chez eux, sous la menace de la délinquance juvénile. Parmi les milliers de mineurs isolés, dont les parents ont souvent été expulsés du territoire, certains trouvent pour seul chemin la violence en bande.
Dans la vie après Chido, à la recherche de nourriture, d’eau, de soins et d’informations, s’ajoute la menace des pillages. « J’ai un ami dont le réservoir d’essence a été siphonné, des gens ont essayé de rentrer chez lui », confie Omar, le sinistré à Dzoumonié. Alors, jusque tard dans la nuit, le père de famille s’assoit sur le perron de sa maison, muni d’une machette, pour préserver ce qui peut encore l’être. « J’attends. On attend. »