À Sevran, une scène à la maison
Dans cette ville de Seine-Saint-Denis, le théâtre La Poudrerie se produit chez l’habitant·e depuis treize ans. Une initiative gratuite qui ravit la population et qui permet au débat d’exister d’une nouvelle façon.
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Sur la table de la cuisine, des dizaines de plats sortis du four. Des beignets de poisson, plusieurs quiches, des chips maison, du poulet, des crèmes au chocolat, des rochers à la noix de coco. L’odeur embaume la maison tout entière. Alzira Da Silva a passé toute la journée aux fourneaux pour recevoir ses convives. Une fête de famille ? Cela y ressemble beaucoup, mais l’occasion est tout autre : ce soir, une pièce de théâtre s’invite chez elle.
Dans le salon de ce pavillon de Sevran (Seine-Saint-Denis), les trois comédien·nes montent les décors avant l’arrivée des spectateurs. La table à manger a laissé place aux décors, minutieusement installés sur un lino jaune et blanc de quatre mètres carrés. Alzira prépare les derniers mets, pendant que son mari, Fernando, ajoute des sièges pour accueillir le public. Des bancs de bric et de broc, des chaises et, bien sûr, le canapé. Le chien de la famille aboie : « Ça doit être les premiers qui arrivent ! » s’exclame Alzira. Petit à petit, la maison se remplit.
85 % de la population française ne va pas au théâtre. Alors on s’est dit qu’on allait tout simplement aller chez eux.
V. Suner
Les invités sont d’horizons divers : voisins et voisines, parents, ami·es, mais aussi les employeur·ses d’Alzira, qui est femme de ménage. Toutes et tous sont venu·es assister à une représentation organisée par La Poudrerie, un théâtre sans structure, qui joue à domicile. Chaque foyer peut accueillir gratuitement une pièce par an. « Au début, je me suis dit que c’était n’importe quoi, que ça n’existait pas. Maintenant, j’en suis tombée amoureuse, c’est la neuvième fois qu’on reçoit le théâtre à la maison », confie Alzira.
Des sujets en lien avec le territoire
L’idée, née il y a treize ans, est alors de rendre accessible le théâtre à toutes et à tous. « Quand on fait 120 représentations par an, ça fait 120 théâtres qui se sont développés dans la ville », explique Valérie Suner, directrice de La Poudrerie. « Nous sommes partis du constat que 85 % de la population française ne va pas au théâtre. Alors on s’est dit qu’on allait tout simplement aller chez eux. »
À l’époque, Sevran, ville de 55 000 habitant·es, n’avait pas de théâtre. « C’est une des villes les plus pauvres de France, avec 90 nationalités d’origine. Ce qui est commun pour les gens, c’est le territoire qu’ils partagent », continue la directrice. Selon l’Insee, le taux de pauvreté à Sevran en 2021 était de 33 %, contre 13,6 % au niveau national.
Des événements sont également organisés dans les écoles, les salles des fêtes ou en extérieur dans la ville. Une manière aussi d’attirer des personnes et de faire connaître le théâtre. « L’année dernière, on a organisé une parade, avec 1 500 personnes présentes, sur le canal de l’Ourcq, qui était perçu jusqu’alors par les habitants comme un lieu frontière entre les quartiers populaires et les quartiers plus aisés de la ville. On a essayé de travailler à ce que ça devienne un lieu de convergence. »
Cette volonté d’impliquer les Sevranais·es se retrouve aussi dans le processus de création. Les sujets des pièces présentées sont en lien avec les problématiques du territoire, émanant des associations et des habitant·es. La pièce Une de perdue, création de Valérie Suner et Dorothée Zumstein, aborde le problème croissant de la prostitution de mineures. Pour sensibiliser et lever le tabou, certaines représentations ont lieu dans les établissements scolaires de la ville.
Des sociologues ou des expert·es accompagnent aussi la création des pièces avec l’objectif de nourrir le débat et d’intéresser le maximum de personnes à des sujets parfois clivants. « Pour l’anecdote, il y a quelques années, il était question de construire dans la ville une piscine avec une vague de surf. On a recueilli la parole des habitants et on a créé une pièce sur ce thème, raconte la directrice, également metteuse en scène. Pour la présentation, le maire était là, ce qui a permis de lui montrer les inquiétudes des Sevranais. Il y avait une parole débridée incarnée par un comédien ou une comédienne, mais qui représentait une vraie position. » Le projet de vague artificielle sera finalement abandonné.
Dimension cathartique
La thématique de cette année : « (R)évolution ». Un thème abordé lors de cette représentation, qui traite des révoltes de 2005 et de 2023, deux mouvements déclenchés par la mort d’adolescents fuyant la police : Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, Nahel Merzouk en 2023. « Ce sont des sujets éminemment politiques mais, pour aborder le débat d’une façon non frontale, il faut passer par une dimension cathartique », précise Valérie Suner.
Des scènes inspirées de la réalité. Hakim Bah et Diane Chavelet, les auteur·ices de la compagnie Paupières mobiles, en représentation ce soir-là, racontent : « Nous proposons un théâtre documenté. Par exemple, à un moment, on joue une scène dans laquelle le magasin Action brûle : c’est quelque chose qui s’est réellement passé à Sevran en 2023. » L’écho résonne alors chez les habitant·es. Dans cette pièce, chaque comédien·ne représente une lutte, mettant différents mouvements – comme les gilets jaunes, la Marche pour l’égalité ou les révoltes de 2023 – en conversation.
Diane Chavelet joue Manue, une ancienne gilet jaune qui a vu son mari être mutilé par un tir de grenade. Elle retrouve son amie Myriam (Yasmine Modestine) chez elle, à Sevran, en 2023, peu après la mort de Nahel. Dehors, les heurts font rage. Hakim Bah interprète Ibrahim, un ami de son fils venu de Guinée, qui a vu les violences du régime s’exercer sur la population. Ils et elles sont aussi des révoltés. Des oubliés ruraux ou urbains qui ont vu leurs espoirs brisés. Ces traumatismes les rapprochent.
Lorsque les lumières se rallument, les applaudissements fusent. Quelques larmes coulent encore sur les joues rosies des invité·es. « Quand on est mère de famille, c’est d’autant plus émouvant », remarque Zohra, particulièrement touchée. Pour Hervé, venu assister à la pièce, « la thématique est dure, mais moins directe et violente que ce qu’on voit à la télé ».
Après la représentation, un temps de discussion est prévu par les organisateur·ices avec les acteur·ices et les habitant·es. « Qu’est-ce que ça change, pour vous, de jouer à domicile ? », lance une spectatrice. « Beaucoup de choses ! s’exclame Diane Chavelet. La proximité avec les spectateurs change le rapport avec le public, nous sommes hyper vulnérables. » Plus question de « quatrième mur », ici : l’horizontalité est au cœur du projet.
Théâtre de la socialité
Au-delà de la pièce, ce moment est aussi un prétexte pour se retrouver et créer des espaces de sociabilité. Gregory Benoist, un spectateur, va lui aussi accueillir une pièce prochainement. Il a découvert le concept grâce à sa voisine, en discutant avec elle dans la rue. C’est aussi dans cette même maison qu’il a pu rencontrer d’autres de ses voisin·es, comme Zohra, habitant quelques mètres plus loin. La mère de famille ne va pas souvent au théâtre : « Je trouve ça super sympa et je rencontre des gens du quartier. Ce soir, je ne connais presque personne ! », témoigne-t-elle.
Je trouve ça super sympa et je rencontre des gens du quartier. Ce soir, je ne connais presque personne !
Zohra
« Le théâtre de la socialité, c’est un théâtre de la rencontre qui est nécessaire dans la société très clivée d’aujourd’hui », développe Valérie Suner. L’objectif du théâtre : créer des résonances entre les personnes, susciter l’échange. Car maintenant que la pièce est terminée et que le débat s’est tu, il est temps de déguster toutes les bonnes choses préparées par Alzira et ses invité·es. Tout le monde fait honneur au buffet, en poursuivant les conversations de voisinage.
Les langues se délient. Les rires fusent. Mélanie Reine, venue pour la première fois, sourit : « Si j’avais su qu’il y avait autant à manger, je serais venue même sans voir de pièce ! » Sur le canapé au fond de la pièce, Fernando s’est mis à jouer quelques airs à l’accordéon. Au son des musiques françaises et portugaises, les invité·es repartent peu à peu. Le gong de minuit vient de sonner.