La boulangerie Louboublil et ses « 200 jours de repos par an »

Avec une semaine de travail de 4 jours, 10 semaines de congés payés, des salaires décents et une organisation sans hiérarchie, la boulangerie Louboulbil révolutionne le travail et le temps libre. Cette coopérative anarchiste du Tarn-et-Garonne montre qu’un autre modèle est possible.

Thomas Lefèvre  • 18 décembre 2024 abonné·es
La boulangerie Louboublil et ses « 200 jours de repos par an »
L’entreprise compte 31 salarié·es avec 17 équivalents temps plein répartis dans quatre service. Elle ne compte ni chefs, ni DRH.
© Thomas Lefèvre

En ce mercredi matin d’automne, un léger brouillard recouvre le marché de la place du Pin, à Agen. À 10 h 35, les étals du stand de la boulangerie Louboulbil sont déjà presque vides et une procession ininterrompue d’habitué·es continue de défiler. « Ça ne s’arrête pas », s’amuse Christine entre deux clients à servir. Toujours le sourire aux lèvres et d’une efficacité redoutable, l’exploitante agricole est l’une des 21 vendeuses de l’entreprise. « J’ai commencé à travailler ici pour être au contact des gens, raconte-t-elle. C’était il y a dix-sept ans et depuis je n’ai pas arrêté. »

Christine est seule à tenir le stand, sans objectif de vente ni « flicage » de la part d’un N + 1. Avec 4 jours de travail par semaine, 10 semaines de congés payés, d’importantes primes d’intéressement et une hiérarchie minimale, Louboulbil n’est pas une boulangerie comme les autres. Le fondateur et gérant de l’entreprise créée en 1997, Jean-Pierre Delboulbe (voir photo ci-dessous), le revendique fièrement : « On est une boulangerie anarchiste. Toutes les décisions de l’entreprise sont prises selon trois critères à maximiser : le temps libre, la tranquillité et l’argent. »

Il faut réinventer le modèle classique de salariat, mais certains patrons ne sont pas prêts à l’entendre.

J-P. Delboulbe

C’est devenu une devise de Louboulbil : « 200 jours de repos par an, on en parle ? » D’après plusieurs employés, dans la plupart des boulangeries, on travaille 6 jours par semaine et 8 heures par jour. « C’est insoutenable comme rythme ! Pour moi, c’était évident qu’il fallait faire autrement, déclare Jean-Pierre. Dès 2004, on a décidé que 10 semaines de congés payés, c’était un minimum, et on est passé à la semaine de 4 jours en 2007. Je pense qu’il faut réinventer le modèle classique de salariat, mais certains patrons ne sont pas prêts à l’entendre. »

Jean-Pierre Delboulbe : « Quand on met l’humain au centre du projet, les variables d’ajustement deviennent le bâtiment, l’énergie et les machines« . (Photo : Thomas Lefèvre.)

Malgré des journées de travail intenses, ce fonctionnement permet aux employé·es d’avoir suffisamment de repos. Quant aux salaires, si la coopérative préfère ne pas divulguer précisément leur montant, ceux-ci sont largement supérieurs à la moyenne du secteur et permettent de profiter de ce temps libre.  Un des clients goûte la dernière création d’un des boulangers, un pain à la cannelle et aux fruits imaginé spécialement pour Noël : « C’est une tuerie ! »

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Les odeurs se côtoient et se mélangent. Parmi les pains les plus populaires : celui au curcuma, un autre aux graines de courge, sans oublier le traditionnel pain de campagne. Tous sont faits avec du levain maison et à partir de farine de blé local moulu au moulin de Montricoux, dans le Tarn-et-Garonne. Dès 2004, l’entreprise s’est transformée en coopérative agricole et une dizaine d’agriculteur·rices l’ont rejointe pour alimenter la production.

Sortir des cadres

En tout, l’entreprise compte 31 salarié·es avec 17 équivalents temps plein répartis dans quatre services : boulangerie, vente, secrétariat et mécanique. « On n’a ni chefs de service ni DRH », précise Jean-Pierre Delboulbe. Et Christine d’ajouter : « On est un peu comme un groupe d’autoentrepreneurs. » La clé de voûte de ce système, c’est une meilleure répartition des richesses créées : 50 % du chiffre d’affaires de l’entreprise est distribué en salaires, charges et primes. À cela s’ajoutent différentes formes d’auto-organisation. Les employé·es décident ensemble de leurs jours de congés et sont responsables de la gestion des embauches, service par service, sans l’aval d’un supérieur hiérarchique.

Pour comprendre ce qui rend Louboulbil unique, il faut se rendre là où les produits sont fabriqués. Direction le « labo », donc, où les vendeuses se retrouvent en fin de matinée pour rapporter les invendus. Niché près de Castelsagrat, un village de moins de 600 habitants au cœur du Tarn-et-Garonne, c’est ici que la magie opère. Quatre fours à pain, trois fours à pâtisseries, une chambre froide et six boulangers qui se relaient et s’affairent pour produire environ une tonne de pain par nuit. Une production qui sera ensuite répartie et vendue sur 17 marchés de la région chaque semaine. Les retours de marchés sont quant à eux vendus moitié prix l’après-midi, depuis le fameux « labo ».

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« Je ne sais même pas qui est là », dit Jean-Pierre Delboulbe en pénétrant dans les locaux. À gauche de l’entrée, deux feuilles sont accrochées sur le côté d’un four à pain, l’une avec l’inscription « PIB » et l’autre « BIB », pour bonheur intérieur brut. Sur la première, on observe l’augmentation du chiffre d’affaires depuis la création de l’entreprise, qui avoisine aujourd’hui les 2 millions d’euros ; sur la seconde, on peut voir le nombre de jours de congé pris par chacun·e. « Quand on met l’humain au centre du projet, les variables d’ajustement deviennent le bâtiment, l’énergie et les machines », explique Jean-Pierre Delboulbe. 

Autoconstruction et réparations en interne

Les bâtiments, justement, sont entièrement autoconstruits pour limiter les coûts. Les machines sont toutes d’occasion, achetées à bas prix aux quatre coins de la France, puis démontées et réparées sur place. « II y a une forme de bon sens paysan dans la gestion de l’entreprise », expose Christophe, qui travaille à Louboulbil en tant que mécanicien. L’ancien ingénieur aéronautique en reconversion est ici depuis quelques mois mais est déjà conquis par le fonctionnement de la coopérative : « C’est une forme de retour au réel. » Selon Jean-Pierre Delboulbe, les économies réalisées se comptent en centaines de milliers d’euros.

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Tout le processus de réparation est interne. Un des derniers exemples en date est l’achat d’un four à pâtisseries qui ne fonctionnait apparemment plus. Les mécaniciens l’ont désossé et modifié pour être capables de le réparer sans faire appel à une société externe. « Ici, on arrache les cartes électroniques », s’exclame Jean-Pierre en tenant dans sa main le cadavre de la carte mère du four, qu’il garde pour l’exposer dans son bureau.

(Photo : Thomas Lefèvre.)

Pour améliorer les conditions de travail des boulangers, l’entreprise a investi dans des releveurs de cuves et des pétrins mécaniques, équipements coûteux mais essentiels pour réduire les efforts physiques. « Ce n’est vraiment pas la norme », affirme Sébastien, boulanger chez Louboulbil après avoir travaillé dans plusieurs établissements classiques. Acheté d’occasion entre 150 et 1 500 euros, un basculeur de cuve coûte environ 15 000 euros neuf.

Ça fait presque dix-huit ans que je suis là, donc c’est que je m’y sens bien.

Alors que Christine vide son camion, de retour d’Agen, Danièle arrive pour gérer la vente en direct de l’après-midi. « Ça fait presque dix-huit ans que je suis là, donc c’est que je m’y sens bien », nous confie-t-elle. Une longévité qui fait figure d’exception dans le secteur de la boulangerie, où la moyenne nationale du taux de renouvellement du personnel est de 47 % tous les ans, l’un des plus élevés après celui de l’hôtellerie-restauration. À titre de comparaison, la moyenne tous secteurs confondus en France est de 15 %, selon l’Insee. Toujours d’après l’institut, les raisons principales d’un turnover élevé sont la pénibilité au travail et la précarité de l’emploi.

L’origine de Louboulbil

Jean-Pierre Delboulbe a grandi à Castelsagrat, dans une famille d’agriculteurs. Ses parents l’encouragent à poursuivre ses études, lui assurant qu’il pourra toujours revenir à l’agriculture. Il suit alors un parcours scientifique d’excellence : maths sup et maths spé à Toulouse, puis l’École nationale supérieure de chimie de Paris. Mais le monde de l’entreprise, où il commence sa carrière, lui laisse un goût amer. Subissant le poids d’une hiérarchie rigide, et dégoûté par la vision néolibérale de l’entreprise, il décide à 28 ans de tout quitter pour revenir dans sa région natale.

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Il commence par vendre des gâteaux faits maison sur une table de camping au marché. Cette première tentative ne suffit pas à le faire vivre, mais elle le met sur la voie : il se tourne vers la boulangerie. Pendant quelques années, il occupe tous les postes et l’activité artisanale séduit rapidement les clients locaux. Ces débuts modestes jettent les bases de Louboulbil, qui a grossi petit à petit sans chercher à croître indéfiniment. Jean-Pierre explique sa philosophie : « Ça marche pour l’instant, mais on sait qu’on finira par s’éteindre, comme toutes les entreprises. »

Je suis en train de comprendre qu’en fait c’est un acte politique, tout ça. 

J-P. Delboulbe

Autant dire que tout le monde, à la coopérative, a été très surpris des scores de la vidéo du 5 novembre 2024 de La Dépêche sur les conditions de travail à Louboulbil, qui cumule presque 6 millions de vues sur X (ex-Twitter) ! « On fonctionne comme ça depuis près de vingt ans dans notre coin, s’étonne Jean-Pierre. C’est uniquement depuis quelques semaines qu’autant de gens s’intéressent à nous. Je suis en train de comprendre qu’en fait c’est un acte politique, tout ça. »

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