Quitter ou ne pas quitter X/Twitter ? Le dilemme des médias indépendants
Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, le réseau social renommé X divise les médias et plus particulièrement depuis la réélection de Donald Trump : rester pour informer ou abandonner une plateforme jugée toxique ? Un choix qui engage leur rôle face à la désinformation et à l’extrême droite.
Depuis son rachat par Elon Musk en octobre 2022, le réseau social Twitter, renommé X, est devenu un espace controversé, où les transformations imposées par le milliardaire ont bouleversé son rôle dans le paysage médiatique et politique. Réduction des effectifs de modération et modification des algorithmes favorisant les contenus d’extrême droite ont conduit de nombreux médias indépendants à reconsidérer leur présence sur la plateforme. Alors que certains ont choisi de la quitter, d’autres plaident pour y rester afin de ne pas abandonner le terrain. Tour d’horizon.
L’ère Elon Musk
Lorsque Elon Musk a racheté Twitter pour 44 milliards de dollars, il a promis de restaurer une « liberté d’expression absolue ». Mais en licenciant 75 % des effectifs de l’entreprise, le milliardaire a drastiquement réduit les capacités de modération de la plateforme. La réintégration de comptes précédemment bannis pour incitation à la haine et les modifications algorithmiques ont favorisé les contenus clivants, donnant une visibilité accrue aux discours d’extrême droite et de désinformation.
X est une véritable machine de propagande pour l’extrême droite.
D. Dufresne
Lors de la campagne présidentielle américaine de 2024, X a été accusé d’être un outil actif de propagande pro Trump. Musk lui-même a amplifié de fausses informations et des messages polémiques auprès de ses millions d’abonnés. Ce rôle partisan a renforcé l’idée que X n’est plus un espace neutre pour le débat public. Comme le décrit David Dufresne, fondateur du média Au Poste : « X est une véritable machine de propagande pour l’extrême droite. Les algorithmes favorisent tout ce que l’on déteste. »
Vague de départ
Face à ces dérives, plusieurs médias influents ont choisi de quitter X. Le quotidien britannique The Guardian, le français Ouest-France et l’espagnol La Vanguardia ont été parmi les premiers à annoncer leur départ, suivis par des ONG comme Greenpeace et Transparency International.
Le site consacré à l’écologie Vert a également pris cette décision, affirmant que « la désinformation détruit le débat public et alimente les discours haineux de l’extrême droite. Médias, journalistes : tournons massivement le dos à ce réseau qui, lui, a quitté le champ démocratique depuis longtemps. » Quitter X, pour ces médias, revient à refuser de cautionner une plateforme qui menace les principes fondamentaux du journalisme et du pluralisme.
« Est-ce que les médias indépendants peuvent se permettre de partir ? C’est une question, mais je pense qu’elle est commune à tous les médias », répond Isabelle Roberts, présidente et cofondatrice des Jours. Ce virage assumé par Elon Musk a aussi un effet sur la fréquentation du réseau et la mise en avant des médias indépendants. Alors qu’une grande part du trafic pouvait venir de Twitter, la fuite récente d’utilisateurs a changé la donne. « Le mois dernier, encore 10-12 % des visiteurs venait de Twitter, et ce mois-ci, il y a 5 % Twitter, 5 % Bluesky et 2-3 % Mastodon », explique David Dufresne.
Ceux qui restent : résister de l’intérieur ou composer ?
D’autres médias, cependant, ont choisi de maintenir leur présence sur X. C’est le cas du site Reporterre et, pour le moment, des Jours, qui estiment qu’il est encore possible de résister de l’intérieur. Isabelle Roberts explique : « Est-ce qu’on ne doit parler qu’à des gens d’accord avec nous ? Le débat public est une question essentielle pour un média. »
Est-ce qu’on ne doit parler qu’à des gens d’accord avec nous ?
I. Roberts
Chez Reporterre, la stratégie consiste à continuer à publier des liens vers les articles, tout en bloquant les utilisateurs diffusant des messages haineux. L’argument : ne pas abandonner X permet de continuer à toucher un large public et de contrer les discours extrémistes.
Mais cette position suscite des désaccords de fond. Pour David Dufresne, « pourquoi rester sur un espace où les discours de haine dominent et où le pluralisme n’existe plus ? » Il compare la situation à une forme de collaboration avec des médias affiliés à l’extrême droite. « Est-ce qu’on laisse Twitter à l’extrême droite ? Ils ont CNews, ils peuvent avoir Twitter. ‘Il ne faut pas laisser X à l’extrême droite’ : alors dans ce cas-là, allez débattre sur CNews aussi. »
Un impact direct sur le débat public
Historiquement, Twitter a été un outil essentiel pour les journalistes et les activistes, permettant un accès rapide à l’information et une interaction directe avec le public. Mais sous Musk, cette dynamique a changé. « À chaque fois qu’un tweet de gauche est publié, les commentaires haineux écrasent toute possibilité d’échange. Ce n’est plus un espace de discussion, mais de confrontation », souligne David Dufresne.
Face à la crise de confiance envers X, de nombreux médias investissent dans des alternatives comme Bluesky (c’est le cas de Politis, aussi actif sur Instagram et Facebook), Mastodon et Threads. Ces plateformes, bien que moins populaires, offrent des environnements plus sains et respectueux des principes journalistiques. Du côté des Jours, le choix a été fait il y a un an déjà « d’être présents sur plusieurs nouveaux réseaux sociaux, notamment Bluesky et Mastodon, pour diversifier les canaux de diffusion. Ça fait longtemps qu’on a la réflexion. »
Cependant, cette transition n’est pas sans défis. Les nouvelles plateformes ont une audience encore limitée, et les médias indépendants doivent lutter pour y maintenir leur visibilité. « Nous, on va quitter le 20 janvier, explique David Dufresne. Pour l’instant, 9 tweets sur 10, c’est pour dire qu’on va partir. »
Vers une migration collective ?
Pour le fondateur d’Au Poste, une migration collective des médias serait nécessaire pour créer un impact significatif. « Il faudrait qu’une grande rédaction indépendante bascule entièrement sur une autre plateforme. Là, je suis sûr que cela ferait quelque chose. »
Une telle initiative nécessiterait une coordination entre les acteurs médiatiques, mais elle pourrait également marquer un tournant décisif dans la manière dont les médias interagissent avec les plateformes numériques. « Il nous faut réfléchir collectivement, et si nous devons quitter tel ou tel réseau ou faire pression, le faire ensemble, pour peser vraiment », explique Reporterre.
Certains plaident pour la création d’un « service public des réseaux sociaux », une alternative neutre et équitable qui garantirait un espace numérique respectueux du pluralisme. Cette idée, portée par des médias comme Reporterre, vise à limiter l’emprise des géants du numérique sur le débat public. Mais sa réalisation nécessiterait une volonté politique forte et une mobilisation collective.
Le débat sur la présence des médias indépendants sur X reflète une tension entre pragmatisme et éthique. Si certains choisissent de partir pour dénoncer les dérives de Musk et l’emprise de l’extrême droite, d’autres estiment que rester est essentiel pour préserver le débat public et continuer à atteindre un large public sans abandonner le terrain. Au-delà de X, cette question pose des enjeux plus larges sur l’avenir du journalisme dans un environnement numérique. Les médias indépendants devront non seulement repenser leur stratégie, mais aussi s’unir pour défendre des principes fondamentaux.