Sandrine Rousseau : « La paresse est subversive »
La militante écoféministe, essayiste et députée de Paris appelle la gauche à sortir de son obsession du travail pour s’occuper de la question du temps libéré.
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Ce qui nous porte, Sandrine Rousseau, Seuil, 256 pages, 20,90 euros.
Députée écologiste de Paris depuis 2022, membre de l’aile radicale au sein des Écologistes, militante écoféministe, elle est une fervente défenseure de l’union des gauches. En 2021, elle se présente à la primaire écologiste en vue de la présidentielle mais échoue face à Yannick Jadot. À l’Assemblée, elle préside la commission d’enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma.
La défense du temps libre fait-elle partie de l’identité de la gauche ?
Non seulement la défense du temps libre fait partie de l’identité de la gauche, mais c’est surtout un combat social fondamental. Nous devons batailler contre deux idées. La première est que les loisirs des pauvres seraient dangereux pour la société. Thomas Malthus (économiste britannique de l’école classique du XVIIIe siècle, N.D.L.R.) affirmait que les plus précaires utiliseraient ce temps libre pour « forniquer ». Deux siècles plus tard, Jean-Michel Blanquer explique qu’ils en profiteraient pour acheter des écrans plats. Cet argument transcende les discours de droite. La deuxième idée, c’est que le corps des pauvres n’a pas de valeur, contrairement à celui des bourgeois, qui en prennent soin par des cures et des bains au XIXe siècle. Il faut des mouvements sociaux progressistes pour combattre ces deux idées.
Le 30 janvier 2024, Gabriel Attal, lors de son discours de politique générale à l’Assemblée, l’a assuré : « Personne ne demande un droit à la paresse dans notre pays. » Comment comprenez-vous cette assertion ?
Il a même défendu le devoir de travailler. Or c’est une violence sociale et écologique. Et la politique macroniste n’a de cesse d’alimenter ces violences, que ce soit en mettant en place les 15 heures de travail gratuit au sein de la dernière réforme du RSA ou en reculant de deux ans l’âge de départ à la retraite. Les gouvernements d’Emmanuel Macron n’accordent aucune importance au corps des pauvres. Je me souviens des débats autour de la loi sur le RSA en 2023.
Défendre le droit à la paresse, c’est protéger les plus vulnérables.
J’étais en colère car les discours tenus étaient indécents : ils ne prenaient pas en considération la santé mentale ou l’état physique des Français. En affirmant qu’il existe un devoir de travailler qui s’opposerait au droit à la paresse, Gabriel Attal impose une vision méprisante à celles et ceux qui ne peuvent pas travailler ! Défendre le droit à la paresse, c’est protéger les plus vulnérables et vouloir sortir de cette société productiviste qui rêve de toujours plus de croissance. C’est le seul horizon désirable et je suis fière de défendre ce droit.
À quel moment avons-nous oublié que les grandes conquêtes sociales étaient fondées sur la réappropriation de notre temps ? Le philosophe André Gorz voulait bâtir la « société du temps libéré » : un temps libéré du capitalisme, de la production, de la consommation. Dans le Droit à la paresse, Paul Lafargue l’affirmait déjà en 1880 : il faut donner le droit à la paresse aux classes laborieuses pour empêcher les bourgeois de surconsommer.
Lors des débats autour de la réforme des retraites en 2023, vous avez utilisé cet argument du « droit à la paresse ». Pourquoi était-ce pertinent ?
Cette réforme des retraites imposait deux ans de travail supplémentaire à tous les Français, y compris ceux qui ont les métiers les plus durs et ceux qui ont les corps les plus abîmés. Elle était notamment défendue par Gabriel Attal, qui n’a pas beaucoup travaillé dans sa vie.
On tente de nous imposer un ordre social très éloigné de la réalité. Regardons les chiffres concernant les accidents du travail, par exemple : deux accidents mortels se produisent chaque jour en France. Et 40 % des salariés s’estiment en souffrance au travail. Quand on interroge les travailleurs exerçant des métiers pénibles physiquement, comme les déménageurs, les carreleurs ou les aides à domicile, ce dont ils se plaignent le plus, c’est la souffrance psychique.
Les chiffres concernant les burn-out ne sont pas pris en compte mais, selon les estimations de différents chercheurs, il y aurait entre 300 000 et 500 000 victimes. C’est énorme lorsque l’on connaît les dommages du burn-out dans une vie en termes de reconstruction, de fragilisation, de vulnérabilisation.
Et on est en train de nous expliquer qu’il faut travailler plus pour gagner plus ? Pour certains, dont le travail est pénible, c’est une question de vie ou de mort. Un mouvement de fond transclasse traverse actuellement la société et questionne éthiquement, philosophiquement, voire physiquement, notre rapport au travail. Si la gauche ne le comprend pas, elle sera définitivement à côté de la plaque.
Promouvoir le temps libre, est-ce anticapitaliste ?
S’il est en dehors de la consommation et de la production, le temps libre est, par essence, un temps écologique et anticapitaliste. Sortir du chemin marchand, c’est le premier acte écologique. C’est un temps où nous n’émettons pas de carbone, où nous ne faisons pas fonctionner la machine capitaliste. C’est aussi pour cela que la défense du temps libre est assimilée à une perversion : parce qu’il interroge profondément et bouscule le système de croissance.
Défendre le temps libre, c’est aussi un combat féministe.
Pour décrire la progression du capitalisme, André Gorz ne parle pas de l’augmentation des richesses mais de l’insertion croissante du capitalisme dans notre temps qui ne s’inscrit pas dans la sphère marchande : au lieu de profiter de loisirs gratuits en dehors de la sphère marchande, on vous enjoint de consommer pendant vos loisirs, on transforme notre temps en acte de consommation.
Défendre le temps libre, c’est aussi un combat féministe, car il s’agit de défendre un partage égalitaire du temps de travail comme du temps libéré. Les femmes ont moins le droit aux loisirs. Chaque semaine, elles effectuent, dans leur foyer, entre 8 et 10 heures de travail de plus que les hommes. Et les métiers les plus pénibles sont aussi les plus féminisés : les femmes de ménage ont plus de produits chimiques dans leur sang que les ouvriers dans la chimie !
Quand vous avez défendu ce droit à la paresse, le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, a critiqué, sans vous nommer directement, les « fléministes », mélange du mot « féministes » et « flemme ». Que lui répondez-vous ?
Parler de « fléministes », c’est ressusciter un imaginaire où les femmes seraient dans la futilité de l’existence quand les hommes seraient chargés de la production et de la construction du grand destin national. Dire cela n’est ni de gauche ni communiste.
Vous sentez-vous seule à défendre ce droit à la paresse ?
Quand j’ai défendu le droit à la paresse, je n’ai pas reçu beaucoup de soutien à gauche. Ça m’a beaucoup frappée. Aux yeux de certains, c’est une insulte de défendre cette cause. Je me suis aussi interrogée sur de nombreuses personnalités de gauche qui essayaient d’être de « bons élèves » aux yeux de l’opinion publique en parlant du travail, du travail, du travail… Je suis aussi du côté des travailleurs !
Parmi les erreurs que commet la gauche figure le fait que nous acceptons les valeurs et les mots imposés dans le débat public. On dénie le droit à la paresse comme un péché capital, une valeur morale interdite. Pourquoi serait-il interdit de penser en dehors du travail ? Pourquoi faudrait-il ignorer que le travail est aussi un lieu de souffrance ?
La gauche ne peut pas espérer gagner une élection et changer la vie des gens en empruntant la matrice de la droite. Choisir ce chemin, c’est la défaite assurée. Je suis assez radicale : je pense que nous, à gauche, nous trompons lorsque nous centrons nos revendications sur la redistribution et le pouvoir d’achat. Cela ne fait rêver personne ! Ce qu’il nous faut poser dans le débat public, c’est un autre projet émancipateur. Et quoi de plus émancipateur que la maîtrise du temps ? Selon moi, la paresse est subversive, et on a bien besoin de subversion. Soyons subversifs !
Selon vous, une partie de la gauche ne s’intéresse pas à la question du temps libre et reste obnubilée par le travail. Comment expliquer cette attitude ?
Cette partie de la gauche est encore dans une forme de nostalgie des Trente Glorieuses, un moment où la classe ouvrière – c’est-à-dire les mineurs, les ouvriers de l’automobile ou ceux des chantiers navals – ressentait une fierté au travail, car ils servaient un destin collectif. Certains, à gauche, aimeraient retrouver cette fierté, mais ils se trompent. Le vrai projet collectif doit être la sortie du productivisme. Comment amener les gens, dont l’existence et l’utilisation de leur corps ont trouvé un sens dans un projet de production, vers la diminution puis la sortie de cette relation de production ?
Aujourd’hui, le projet collectif serait : en faire moins, mais en faire mieux, ensemble. L’exemple de La Poste est emblématique. Avant la rationalisation des tournées, des recherches ont montré que les facteurs utilisaient 15 % de leur temps de travail, entre deux boîtes aux lettres, pour aider à remplacer une ampoule chez une personne âgée qui n’arrivait pas à monter sur un escabeau, prendre un café avec une personne isolée ou assister quelqu’un pour remplir un papier administratif.
Ce temps a été chassé car il a été considéré comme « non productif » par La Poste. Or il revêtait une grande valeur sociale. Alors que le facteur était un personnage important, il est devenu interchangeable, il a donc perdu la fierté d’effectuer sa tâche. La qualité du travail a baissé, des lettres se sont perdues ou ne sont pas arrivées chez le bon destinataire, et le lien social s’est détruit. Tout le monde est perdant dans l’histoire. Ce système est une bêtise, du gâchis.
En 1981, avec l’élection de François Mitterrand, il y a eu un ministère du Temps libre. Si le Nouveau Front populaire arrivait au pouvoir, qui pourrait occuper cette fonction ?
Je rêve qu’un tel ministère existe ! S’il y avait un nouveau Premier ministre de gauche, un ministère que j’accepterais, ce serait celui-ci. Je pense que cela permettrait de changer radicalement de cadre de pensée – et même de pensée tout court. Nous devons réaffirmer le droit aux vacances, par exemple (comme l’a fait Benjamin Lucas), parce que tout le monde, aujourd’hui, n’y a pas accès. Or le droit aux vacances a quand même été l’une des conquêtes sociales les plus libératrices, pour ne pas dire révolutionnaires !
Au-delà, le temps libre est un enjeu central de notre mode de vie. Je me souviens avoir été choquée, sinon révoltée, lorsque, durant l’épidémie de covid-19, pendant le confinement, on avait autorisé les gens à aller dans les supermarchés mais pas dans les forêts ! Je n’en reviens toujours pas.
Un ministère du Temps libre aurait justement pour fonction et pour but d’interroger la question politique du temps libre : en a-t-on vraiment ? Lequel ? À quoi sert-il ? Qu’en fait-on ? Quelles qualités ou caractéristiques a-t-il ? Comment sort-on de la sphère capitaliste ? Comment lui donne-t-on une valeur, en affirmant qu’il ne s’agit pas juste d’un temps « perdu » ? En somme, un ministère du Temps libre aurait la tâche de nous permettre de redevenir maîtres et possesseurs de notre temps.
En tant que députée, que seriez-vous prête à défendre comme mesures concrètes en faveur du temps libre ?
Je suis favorable à la réduction de la durée du travail hebdomadaire, à la semaine de quatre jours, aux congés supplémentaires. Mais il faudrait aussi explorer d’autres pistes. J’avais ainsi proposé, au cours de la campagne des primaires des Écologistes, de permettre à tout salarié de disposer d’un an de formation tous les dix ans. Cela permettrait notamment de ne pas enfermer des personnes dans des carrières professionnelles dont on sait qu’elles vont dans le mur. En apprenant un autre métier, beaucoup seraient véritablement soulagés, plus en phase avec leurs aspirations.
La question du temps libre renvoie aussi à la possibilité de partir à la retraite dès l’âge de 60 ans. En effet, au cours de la bataille des retraites, la question qui n’a pas été posée est celle de la possibilité, pour les individus, d’arbitrer entre du temps de vie et du revenu. Pourquoi ne pose-t-on pas la question de cette manière, en garantissant un socle pour les petites retraites, bien sûr ? Je suis persuadée que beaucoup de personnes choisiraient de disposer de davantage de temps libre pour elles.
Les 35 heures sont souvent présentées comme la dernière grande conquête sociale de la gauche mais, selon moi, elles comportent une injustice : les cadres ont bénéficié de cette réduction du temps de travail sous forme de jours de RTT, donc des jours de loisirs supplémentaires, tandis que les ouvriers, eux, ont eu quelques minutes de travail en moins par journée travaillée. C’est vraiment injuste !
En tant que députée, militante, essayiste, vous avez une activité débordante et votre temps libre est très limité. N’y voyez-vous pas une contradiction intrinsèque avec les revendications que vous portez sur cette question ?
On ne peut pas me faire le reproche de ne rien faire pour changer les choses, en effet. Mais c’est vrai : je suis très occupée. Les tenants de la décroissance, quant à eux, appliquent très directement leurs convictions. Par exemple, l’économiste Timothée Parrique (spécialiste de la décroissance, N.D.L.R.) fait une sieste tous les jours et exige, partout où il est, d’avoir un temps pour cela. Pour moi, cette question est compliquée. Comment, avec l’impatience qui est la mienne, me garantir un temps émancipateur ? Je n’ai pas encore la réponse !