À Paris, l’Assurance maladie s’attaque à la santé des plus précaires
L’Assurance maladie a annoncé aux personnels des centres de santé de Stalingrad et Réaumur des projets de « réorganisation » qui réduiront drastiquement l’offre de soins, notamment pour les plus précaires. Ils s’accompagnent d’un plan de licenciements de 25 personnes, a minima. Révélations.
Un centre de santé ne serait-il, finalement, qu’une entreprise comme une autre ? Où les dépenses doivent équilibrer les recettes. Et où la rentabilité devient le seul critère pour poursuivre, ou non, une activité. C’est bien l’amère impression qu’ont, depuis quelques jours, les personnels du centre de santé de Stalingrad, à Paris. Fin novembre, leur direction, sous tutelle de la Cramif, la caisse régionale d’Assurance maladie d’Île-de-France, leur a annoncé un « projet de réorganisation » de leur centre de santé.
Ce projet, « brutal et violent » selon plusieurs interlocuteurs, prévoit la fermeture de neuf spécialités : la radiologie, la kinésithérapie, la dermatologie, la gastro-entérologie, la rhumatologie, la néphrologie, l’ophtalmologie, l’endocrinologie, et la chirurgie viscérale et orthopédique. Et la suppression de 25 postes. Une véritable destruction de ce centre de santé qui totalise, chaque année, plus de 100 000 passages de patients.
« Structure essentielle »
Surtout, ce centre de santé public, rattaché à la sécurité sociale, ne propose que des soins conventionnés en secteur 1. C’est-à-dire sans aucun dépassement d’honoraires. Ce centre de santé est « une structure essentielle dans l’équilibre de l’offre de soins de l’arrondissement et plus largement du quart nord-est parisien, zone identifiée par l’Agence régionale de santé Île-de-France comme une zone sur laquelle l’offre de soins (hors dentaire) est globalement déficitaire, en secteur 1 notamment », écrit l’Assurance maladie, dans un document confidentiel justifiant ce projet de « réorganisation », que Politis s’est procuré.
Une structure socialement mixte qui entre dans sa vocation d’accès aux soins pour tous.
Assurance maladie
Cette note d’une soixantaine de pages, adressée au comité social et économique (CSE), démontre tout le paradoxe de ces fermetures. En effet, celle-ci commence par louer le travail de ce « centre de soins ‘de quartier’ et ‘familial’ » qui représente un « modèle polyvalent particulièrement adapté à cette médecine familiale au sens où il crée une dynamique de fidélisation et où les personnes en situation de fragilité en matière d’accès aux soins peuvent trouver différents types de soins de premier niveau ».
Surtout, elle souligne l’importante présence des personnes en situation de précarité dans la patientèle – autour de 30 % -, ce qui fait de ce centre de santé « une structure socialement mixte qui entre dans sa vocation d’accès aux soins pour tous ». Un endroit ouvert à tous, accessible financièrement, qui permet d’apporter à une large population une importante palette de soins : voilà donc une structure qu’on aurait envie de voir perdurer dans le temps.
C’était sans compter sur l’Assurance maladie qui a décidé de se comporter comme un patron d’entreprise. Tout commence par la commande d’un audit auprès du cabinet Forvis Mazars, un des « leaders internationaux de l’expertise comptable, et de l’audit d’entreprise ». Sans doute moins d’un service public.
Raisons purement budgétaires
Puis, à la suite des conclusions rendues par ce cabinet, par l’annonce de ce « projet de réorganisation ». Dans la note évoquée précédemment, l’Assurance maladie le justifie par des raisons purement budgétaires. « Cette adaptation a pour objectif d’accélérer le redressement financier de la structure, la situation étant devenue incompatible avec notre capacité de financement dans la durée », peut-on lire.
Pendant de nombreuses pages, l’Assurance maladie s’attarde sur les raisons du déficit du centre. Et met en particulier une chose en avant : la rémunération des personnels soignants décrite comme une « charge ». En effet, en 2020, « à la suite d’une décision de justice », « la Cramif a été contrainte de proposer aux praticiens, rémunérés uniquement à l’acte, de pouvoir passer à une rémunération fixe ».
Un changement qui permet donc aux praticiens de prendre le temps qu’il faut lors des consultations, une acte supplémentaire ne rapportant désormais pas davantage d’argent. Une bonne chose ? Non ! Pour la Cramif, cela représente surtout une « baisse de la productivité » (sic) et, donc, « une baisse des recettes ».
Je trouve ça scandaleux d’abandonner des gens qui sont vraiment dans le besoin. À votre place, j’aurais honte.
Les services de radiologie et de kinésithérapie sont particulièrement pointés du doigt. « La marge brute de l’activité radiologie est négative (-18 %), fortement impactée par le coût des trois radiologues », peut-on, par exemple, lire. Ensuite, la note explique que « les actes de radiologie ont connu un ralentissement, résultat d’une problématique d’effectif (difficultés de recrutements de manipulateurs en radiologie, congés maladie d’un praticien) ainsi que de la fermeture du service pour travaux en 2022 ».
Autrement dit : ce qui a coûté cher, c’est le fait de verser des salaires à des personnes qui ne pouvaient, de facto, pas faire leur travail dans des conditions adaptées. « Dans mon service, vous nous dites qu’on sera toujours déficitaire, par principe, alors qu’on n’a pas les moyens de travailler », s’insurge, dans un compte rendu de réunion, que Politis s’est procuré, un des radiologues. Il va même plus loin, accusant sa direction d’avoir prévu, depuis plusieurs années, la fermeture partielle du centre de santé. « C’est une stratégie. […] Vous avez envisagé la fermeture depuis au moins trois ou quatre ans. »
« Il y a tellement de malades »
Cette réunion, particulièrement houleuse, témoigne du gouffre qui sépare les praticiens du centre et leur direction. D’un côté, des personnels qui parlent des patients, de leur mission, et de l’utilité de leur métier. « Je vais me retrouver au chômage, c’est pas très grave. Mais ce qui est terrible, c’est que cette structure, dans ce quartier, elle est fondamentale. Je trouve ça scandaleux d’abandonner des gens qui sont vraiment dans le besoin. À votre place, j’aurais honte », tacle l’un d’entre eux. « Il y a tellement de malades et tout le monde dit qu’il n’y a pas assez de rendez-vous. Les malades attendent des mois et des mois. Et vous voulez mettre des praticiens à la porte ? Je suis abasourdi », renchérit un autre.
De l’autre, une direction acculée, qui, pour justifier ses décisions, s’accroche à son « audit » au cours duquel aucun des praticiens n’a été consulté. « On a eu recours à un audit externe qui nous a permis de mesurer à la fois les forces et les faiblesses du centre », explique la direction, qui, un peu plus loin, poursuit : « Malheureusement, le centre a ses limites et donc on ne peut pas prendre en charge tous les sujets qui sont des sujets importants de santé publique ».
Une rhétorique qui, selon la note de la Cramif, amène « la direction à envisager une évolution du modèle de pleine polyvalence vers un modèle de centre de santé modernisé ». Une novlangue absconse aux conséquences limpides : la fermeture de la quasi-totalité des services déficitaires pour ne conserver que ceux à forte valeur ajoutée. Et la baisse de l’offre de soins qui passerait d’environ 500 personnes par jour à… moins de 250.
« Criminel pour les populations »
Mais ce n’est pas tout. Un autre centre de santé public parisien est aussi menacé : celui de Réaumur. Et notamment son service radiologie, dont une de ses spécialités est la détection des cancers du sein – toujours en secteur 1. « Cette unité est agréée pour le dépistage organisé du cancer du sein et s’inscrit dans le cadre des campagnes d’Octobre rose. La fermeture de ce centre serait ainsi un coup dur porté à l’accès aux soins des femmes ! », s’indigne, dans un courrier adressé au directeur de la Cnam, le syndicat francilien CFDT des agents de la Sécurité sociale. « C’est criminel pour les populations. À la sécu, on soigne tout le monde, riche comme pauvre », tacle Nora Nidam, secrétaire régional de Force Ouvrière.
La syndicaliste accuse la Cnam de faire « primer la logique économique à la logique morale et sociale ». En effet, selon plusieurs interlocuteurs, ce type de centres de santé est, structurellement déficitaire. Chaque année, l’Assurance maladie verse d’ailleurs une « subvention d’équilibre » pour, comme son nom l’indique, équilibrer les comptes. Mais depuis 2023, celle-ci a décidé de ne plus ajuster le montant de cette subvention à celui du déficit. Le creusant donc, de facto. Un comportement « ignoble et cynique » accuse Nora Nidam. Une décision « insupportable et incompréhensible en matière de santé publique », pour l’intersyndicale CFDT, CGT, FO.
Mobilisation
Dans un courrier adressé au directeur de la Cnam, Thomas Fatome, les organisations syndicales « exigent l’abandon de ce projet et le maintien de tous les services des centres de soins ». Elles bénéficient d’un léger répit, l’inspection du travail ayant retardé, pour l’instant, la procédure de plan de sauvegarde de l’emploi. La raison : elle demande la levée de la confidentialité de la note citée dans cet article. La « confidentialité empêche les élus d’assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives notamment à la gestion, et à l’évolution économique et financière de l’entreprise », écrit l’administration.
Cette décision est purement politique, c’est un moyen honteux de faire des économies.
Élue CFDT
Malgré ce petit contretemps, la direction ne semble pas prête à faire marche arrière. Le personnel, lui, commence à se mobiliser. Une pétition a été mise en ligne et les patients ont commencé à être informés. Un rassemblement des syndicats a aussi eu lieu ce mardi, devant l’Ucanss (L’Union des Caisses nationales de Sécurité sociale) où une réunion avec le directeur de la Cnam avait lieu.
« Cette décision est purement politique, c’est un moyen honteux de faire des économies. Donc ils peuvent encore revenir dessus », veut croire une élue CFDT au CSE de la Cramif. Interrogée sur l’ensemble des éléments présents dans cet article, l’Assurance maladie a accusé réception de nos questions sans y répondre à l’heure où nous publions ces lignes.