Entre Pronote et TikTok, le « temps libre » des enfants l’est-il vraiment ?

Pour sortir la jeune génération d’un système scolaire étriqué et des écrans toujours plus addictifs, instaurer des terrains d’aventures réjouissants devient une nécessité pour garder une place à l’éducation à la liberté.

Philippe Meirieu  • 18 décembre 2024 abonné·es
Entre Pronote et TikTok, le « temps libre » des enfants l’est-il vraiment ?
© Gaelle Marcelle / Unsplash

Éducation : rallumons les Lumières, Éditions de l’Aube, 192 pages, 17 euros.

Il n’est pas sûr que nos enfants et nos adolescents aient aujourd’hui beaucoup de « temps libre ». Ainsi, dès leur entrée à l’école maternelle et alors que toutes les recherches montrent l’importance de prendre le temps de les accompagner dans l’entrée dans le langage à partir d’activités qui ont du sens pour eux, ils sont enrôlés dans l’acquisition à marche forcée de listes de vocabulaire. Le Bulletin officiel du 31 octobre 2024 expose ainsi : « Le professeur enseigne, en petite et moyenne section, deux corpus de mots par période, trois corpus en grande section, et évalue, chaque mois et chaque période, que les corpus de mots enseignés sont bien mémorisés par les élèves (1). »

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Programme d’enseignement pour le développement et la structuration du langage oral et écrit de l’école maternelle (B.O. n° 41) 

Et les voilà embarqués dans une course à l’échalote qui, d’évaluation nationale en évaluation nationale, va les conduire jusqu’à l’examen de passage du brevet des collèges et au parcours du combattant du « nouveau lycée modulaire » : là, aspirés par Parcoursup, les plus privilégiés et débrouillards vont développer d’étonnantes capacités stratégiques pour obtenir une place enviable dans l’enseignement supérieur.

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Au bout du compte, et malgré les coups de menton et les oukases pédagogiques des ministres, le niveau des élèves français, mesuré par les sacro-saintes comparaisons internationales, n’évolue guère, tandis que notre système scolaire reste un de ceux qui, loin de réduire les inégalités sociales, les creusent le plus.

Parents démunis, surenchère numérique

Mais peut-être est-ce de la faute des parents ? À écouter les politiques au pouvoir, beaucoup seraient démissionnaires et mériteraient d’être sanctionnés. Et à écouter les psychiatres en vogue, la plupart auraient renoncé à leur autorité, ne résisteraient plus aux caprices de leur progéniture, au point qu’ils ne seraient même plus capables de les renvoyer dans leur chambre pour mettre fin à une dispute…

On va évidemment ici trop vite en besogne : les « parents » sont loin de constituer une catégorie homogène et, tandis que les uns se transforment en véritables coachs pour leurs enfants, sans cesse en quête de nouvelles opportunités scolaires et culturelles, à la recherche des meilleurs établissements et des meilleures options, d’autres, souvent trop préoccupés par les urgences de la vie quotidienne, ignorant largement les règles du jeu de la compétition sociale, se trouvent démunis face aux attentes de l’école et au maquis des dispositifs d’aide et d’orientation.

Les uns et les autres, néanmoins, n’ont plus guère la main sur le temps libre de leurs enfants. Ils subissent en effet la même concurrence des industries de programme, réseaux sociaux et autres plateformes numériques qui se disputent la part de marché particulièrement lucrative de la jeunesse. Car il s’agit bien, pour les seigneurs du Net, de capter le plus efficacement et durablement possible l’attention d’usagers dont on siphonne les données pour les vendre au plus offrant, profitant tout à la fois de leur argent de poche, de leur rôle de prescripteur et de leur malléabilité d’esprit.

Ainsi l’usage des écrans numériques individuels inverse-t-il le rapport habituel entre le sujet et l’objet : quand, dans la lecture ou la pratique d’activités artistiques, par exemple, l’esprit du sujet se projette sur l’objet en une interaction féconde, face à l’écran, le sujet perd très vite sa liberté, son esprit est intercepté par le flot de pixels qui cherche à le surprendre, le sidérer, s’en saisir pour ne plus le lâcher. D’où l’accélération fabuleuse des plans qui s’enchaînent, la surenchère des effets qui « scotchent » l’enfant ou l’adolescent pour éviter à tout prix qu’il passe à la concurrence.

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D’où, aussi, le tunnel des algorithmes sur le principe mortifère du « Tu as aimé, tu aimeras… » qui enferme l’usager dans ses premiers choix, ne le met en contact qu’avec celles et ceux qui partagent les mêmes fascinations identitaires, écartant de fait toute possibilité de découverte de l’altérité. Autant dire que le temps passé sur les écrans individuels pendant la période de formation de nos enfants et adolescents n’est que rarement un « temps libre » : c’est, tout au contraire, un temps où ils font l’expérience de l’aliénation addictive, le contraire même de l’émancipation, qui requiert, elle, l’ouverture vers l’inconnu et l’exploration des possibles.

Ouvrir le champ des possibles

Ainsi, pris en tenaille entre, d’un côté, la course aux objectifs et compétences scolaires régie par des logiciels de contrôle comme Pronote, et, de l’autre, la sidération psychique qui préside au rapport avec les écrans individuels, la temporalité dévolue au développement du sujet se réduit aujourd’hui comme peau de chagrin. Entre le temps administré de l’école et le temps aboli de l’écran, il n’y a plus guère de place pour l’éducation à la liberté.

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Car cette éducation requiert que l’enfant « prenne » (au sens propre de ce verbe) du temps pour en faire son temps. Il lui faut, pour cela, apprendre à surseoir aux pulsions de son corps primaire qui feraient de lui un enfant-bolide, exigeant sans cesse la satisfaction immédiate, tyrannisant les autres et parasitant le monde pour son seul plaisir. Difficile exercice pour celui qui vient au monde et se heurte à la résistance des êtres et des choses qui ne lui obéissent pas au doigt et à l’œil. Apprentissage qui exige que l’adulte assume tout à la fois la frustration (« Tu ne peux pas tout avoir… ») et la promesse (« Mais tu n’as rien à craindre car nous ne t’abandonnerons pas… »).

Les espaces-temps éducatifs d’engagement, de rencontre, de réflexion font défaut à un grand nombre de nos enfants.

Que l’un des deux termes vienne à manquer et la frustration se fera violence, tandis que la promesse ouvrira la voie à la toute-puissance. Que les deux soient présents, sereinement et fermement, et le sursis à l’acte permettra de dilater l’instant pour ouvrir aux premières tentatives de la pensée. Les neurosciences nous expliquent aujourd’hui que seule la capacité à résister à la réaction immédiate (la fonction inhibitrice du cortex frontal) permet d’engager un processus mental d’exploration et de vérification.

Elles confirment l’intuition de bien des pédagogues qui, comme Janusz Korczak, avaient montré que la spontanéité n’est pas la liberté, mais qu’elle naît quand, dans une activité assumée et qui a du sens pour lui, un sujet s’interroge sur les obstacles qu’il rencontre et engage une recherche qui lui ouvre le champ des possibles. Processus qui exige, à l’évidence, qu’on ait, pour lui, un vrai « projet éducatif ».

Partager l’inépuisable

Or, c’est peu dire que ce projet manque et que les espaces-temps éducatifs d’engagement, de rencontre, de réflexion font défaut à un grand nombre de nos enfants. C’est vrai de beaucoup de familles (et pas seulement défavorisées), où les activités communes disparaissent peu à peu tant chacun et chacune vit de plus en plus dans sa bulle d’identification. C’est vrai de l’école, où une conception étriquée des « fondamentaux » condamne les élèves à n’acquérir que des savoir-faire standardisés dont seuls les privilégiés savent à l’avance qu’ils pourront leur être utiles.

Proposer à nos enfants et adolescents, sur tous les territoires, des activités alternatives à l’addiction aux écrans.

C’est vrai du champ des loisirs depuis que nos gouvernants ont ringardisé l’éducation populaire et décidé de laisser la concurrence marchande régir ce domaine : il y a bien, un peu partout, quelques associations qui résistent à cette vague de fond, mais leur entreprise est fortement compromise par la mise en marché systématique et le découragement de leurs militants.

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Ainsi se profile ce qui devrait être nos priorités. D’abord, dégager l’école de l’emprise de l’activisme instrumental dicté par les comparaisons internationales et qui finit toujours par basculer dans l’hégémonie de ce que les Anglo-Saxons nomment le teaching by the test. Simultanément,réguler vraiment les industries du numérique en s’attaquant en particulier à l’usage qu’elles font des données de leurs utilisateurs et en leur imposant des contraintes fortes sur leur régie publicitaire.

Et, bien sûr et de toute urgence, redonner toute sa place à l’éducation populaire pour qu’elle puisse proposer à nos enfants et adolescents, sur tous les territoires, des activités alternatives à l’addiction aux écrans numériques individuels.

L’interdit et la sanction ne seront jamais vraiment efficaces.

Car, n’en doutons pas, l’interdit et la sanction ne seront jamais vraiment efficaces dans ce domaine : seule la proposition obstinée et renouvelée de terrains d’aventure et de clubs de théâtre, de groupes de musique et de clubs de sport, d’initiatives environnementales et intergénérationnelles, etc. parviendra peut-être à donner de vrais temps libres à notre jeunesse. Des temps où nos enfants et adolescents pourront découvrir qu’il y a plus de plaisir à partager l’inépuisable – la culture, la fête, les échanges de savoirs – qu’à consommer les dernières miettes de l’épuisable.

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