L’intelligence artificielle peut-elle fabriquer du temps libre ?
Les patrons de la Silicon Valley nous promettent un monde libéré du travail. Mais l’intelligence artificielle n’a peut-être pas les moyens de tenir toutes ses promesses.
dans l’hebdo N° 1841-1843 Acheter ce numéro
La Silicon Valley veut vous délivrer du travail. Au salon VivaTech Paris, en mai dernier, Elon Musk prophétise : « Il est probable qu’aucun de nous, à l’avenir, n’aura d’emploi. » A priori, il ne fait pas référence aux plans de licenciements qui secouent le monde des Big Tech depuis le début de l’année 2024, mais plutôt aux gains de productivité espérés avec l’intelligence artificielle (IA).
La multiplication, depuis deux ans, des modèles d’IA générative, c’est-à-dire des outils capables de générer du texte, des images et des vidéos en réponse à une requête, pourrait bousculer le monde du travail. Parmi ces modèles, citons le plus connu : ChatGPT.
Ce « grand modèle de langage » (en anglais, Large Language Model, LLM), alimenté par la production d’une quantité faramineuse de textes, sait écrire. Suivant les instructions données – un « prompt », dans le jargon –, la machine joue le rôle que son utilisateur veut lui donner. Au hasard : celui d’un secrétaire de rédaction d’un journal de presse quotidienne régionale.
Pour couvrir efficacement le territoire de diffusion de ce type de titre, il faut des correspondants locaux. Ces travailleurs essentiels, bien ancrés sur un territoire donné mais généralement peu formés, couvrent des événements et envoient leur copie, réceptionnée et relue par des journalistes secrétaires de rédaction. Pour respecter la charte d’édition du journal, un travail de réécriture est généralement nécessaire et peut s’avérer fastidieux. Pourquoi ne pas demander à ChatGPT de le faire ?
Un « nouveau collègue » envahissant
Le groupe de presse Ebra – propriétaire de neuf quotidiens – s’est lancé dans l’aventure. Depuis 2023, des secrétaires de rédaction peuvent utiliser le LLM d’OpenAI, la société ayant développé ChatGPT. « Quand la direction générale nous présente l’outil, elle répète que c’est pour gagner du temps sur des tâches ingrates, répétitives, chronophages et rébarbatives », raconte Éric Barbier, journaliste et syndicaliste à L’Est Républicain, principal titre du groupe.
Plus l’IA s’améliore au contact des utilisateurs, plus elle a la capacité de les remplacer.
É. Barbier
Mais que faire de tout ce temps gagné ? Réduire le temps de travail ? Ce serait trop beau. Réassigner le travailleur à d’autres tâches à valeur ajoutée ? « C’est ce qui a été présenté aux rédactions », affirme le représentant du Syndicat national des journalistes. Le rôle confié à ce « nouveau collègue » préfigurerait la volonté de remplacer le travailleur, pas de lui dégager du temps, s’inquiète le syndicaliste : « Plus l’IA s’améliore au contact des utilisateurs, plus elle a la capacité de les remplacer. Imaginez-vous organiser votre propre obsolescence ! »
Après un premier test à Lunéville, Épinal, Saint-Avold, Metz et bientôt Belfort, le groupe Ebra a annoncé un élargissement de l’expérimentation à la relecture et à la mise en forme des dépêches de l’Agence France-Presse, une des matières premières des journaux de France. Surtout, l’utilisation de cet outil s’ancre dans une quête de retour à l’équilibre à l’horizon 2027 pour le groupe Ebra, en déficit de 17 millions d’euros en 2023.
L’actionnaire majoritaire du groupe, le Crédit mutuel, déploie lui-même un système d’IA pour le traitement des courriels. L’utilisation de cet assistant apporterait une économie de « 600 ETP » (équivalents temps plein, c’est-à-dire 600 postes non créés), selon un de ces cadres, questionné par le média Silicon.
Un gain de temps clandestin
« Ce n’est pas la technologie qui vous donne du temps, mais la stratégie décidée par l’organisation où elle se déploie », défend Salima Benhamou, économiste de France Stratégie, un service de prospective au service du premier ministre. « Toute introduction d’une nouvelle technologie doit être précédée d’une concertation avec les syndicats », pose l’autrice d’une étude pour les Nations unies sur les mutations du travail suscitées par l’IA. « Surtout pour l’intelligence artificielle : elle modifie notre comportement, notre rapport au temps, et peut renforcer une culture de l’instantanéité. Si l’instant devient la norme, alors le volume de travail augmentera. Nous avancerons vers un taylorisme intensifié. »
Yann Ferguson, directeur scientifique du LaborIA de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), avance un autre point de vue : pour l’instant, ce ne sont pas tant les entreprises qui introduisent l’usage de l’IA que les salariés eux-mêmes. Une étude du think tank Rand pointe les difficultés à dépasser le simple stade du test. Quatre expérimentations sur cinq n’aboutissent pas à une généralisation des outils déployés.
En revanche, selon un sondage de l’Ifop pour LearnThings publié en janvier, 55 % des employés interrogés confient avoir expérimenté des IA grand public au travail sans en avertir leur hiérarchie. « Le gain de temps de travail se fait alors de manière clandestine, analyse le scientifique. Mais si cette pratique se fait connaître, elle peut devenir un standard, et le temps gagné sera alloué à d’autres tâches. »
Payer des machines ou des travailleurs ?
« La question du temps libéré est cruciale, estime Salima Benhamou. Regardez le développement des TIC (technologies de l’information et de la communication, NDLR), notamment du mail. Quand j’ai commencé à en envoyer, je devais en traiter cinq par jour. Aujourd’hui, j’en reçois 200. » Une étude réalisée par Mailoop, révélée par Le Parisien en 2023, montre que 144 mails sont reçus et traités chaque semaine en moyenne par les salariés, ce qui allonge leur temps de travail.
L’automatisation promise par l’IA cache souvent une nouvelle prolétarisation.
T. Prévost
« Il faut se garder du déterminisme technologique selon lequel un nouvel outil apportera nécessairement de fortes augmentations de la productivité », relativise Clément Le Ludec, sociologue à Télécom Paris. « L’automatisation est dépendante d’un arbitrage entre le coût des machines et le coût des travailleurs disponibles », poursuit le chercheur. Notamment le coût du travail à l’étranger. Selon les estimations de Daron Acemoglu, prix Nobel d’économie 2024 et professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), la hausse de la productivité induite par l’IA serait de 0,06 % par an sur les dix prochaines années.
Clément Le Ludec s’intéresse au déplacement et à l’invisibilisation du travail liés à l’intelligence artificielle, dans la lignée du livre d’Antonio Casilli En attendant les robots (Seuil). Sa thèse, publiée en juin 2024, porte sur la sous-traitance de l’annotation des jeux de données – indispensables aux développeurs d’IA – à des entreprises malgaches.
« L’automatisation promise par l’IA cache souvent une nouvelle prolétarisation », ajoute Thibault Prévost, chroniqueur à Arrêt sur images (ASI) et auteur du livre Les Prophètes de l’IA (Lux éditeur). Le journaliste brandit l’exemple des taxis autonomes Cruise de General Motors. En novembre 2023, The New York Times révélait que, pour chaque véhicule de la flotte, il fallait 1,5 opérateur pour intervenir tous les 4 km sur la conduite.
Vers une « oisiveté carcérale » ?
Autre exemple : les magasins sans caisses d’Amazon. Le système « Just walk out » promu par la multinationale promettait à ses clients qu’ils pourraient faire leurs courses sans avoir à sortir leur carte bancaire. Pendant ce temps, en Inde, des milliers de travailleurs vérifiaient l’adéquation entre le ticket de caisse et les produits prélevés dans le magasin à hauteur de 70 % des transactions, affirme le site The Information, axé sur l’industrie technologique. « Des internautes ont tourné en dérision cette actualité : finalement, AI, ce n’est pas pour artificial intelligence mais actually Indians », commente le chroniqueur d’ASI.
Si la technologie s’inscrit dans un milieu, une époque et un système, le journaliste passe en revue les anciennes promesses des progrès techniques : « L’électroménager devait ‘libérer la femme’, mais ça l’a juste précipitée au travail sans vraiment réduire sa charge en matière de tâches ménagères, encore trop inégalement réparties dans le couple. »
Conscient d’un avenir perturbé par l’IA, le patron d’OpenAI, Sam Altman, s’est penché sur la question de la dépossession du travail. Sa solution ? Instaurer un revenu de base universel. Pendant trois ans, il a financé une expérimentation avec des personnes tirées au sort. Ces 1 000 individus gagnaient alors 12 000 dollars par an, quand le salaire annuel médian aux États-Unis avoisine les 62 000 dollars.
« C’est une sortie du travail par la misère, une perte totale d’autonomie », commente Thibault Prévost. « Leur société, c’est l’abondance pour eux et l’optimisation pour nous. Si nous obtenons du temps libre dans cette société, ça sera une oisiveté carcérale. » Et pour quelle qualité de temps libre ? Ces mêmes Big Tech tentent de grignoter notre attention et de nous rendre captifs de leurs réseaux sociaux. L’auteur technocritique ne prophétise pas, mais parcourt l’histoire et constate : « La technique qui donne du temps libre, c’est le rapport de force avec le patronat. »