Partage des tâches : des codes à changer

Afin de valoriser et de mieux équilibrer le travail domestique, plusieurs féministes, certaines réunies autour d’une nouvelle association, La Syndicale, réfléchissent à un cadre fixant des règles et ouvrant à des droits.

Hugo Boursier  • 18 décembre 2024 abonné·es
Partage des tâches : des codes à changer
Manifestation pour la Journée internationale de défense des droits des femmes et des minorités de genre, à Toulouse, le 8 mars 2023.
© Patrick Batard / Hans Lucas via AFP

Vous êtes détendu sur votre canapé. Vos paupières se ferment doucement. Un repos bien mérité après la journée de travail. Qui êtes-vous ? Un homme, certainement. Très souvent, ce temps de détente n’existe que grâce au travail préalable d’une autre personne – généralement la femme habitant votre foyer – qui aura rangé et nettoyé les lieux, cuisiné, fait faire ses devoirs à un enfant ou prodigué des soins à une personne âgée. Seul un tiers des hommes déclare consacrer au moins une heure par jour aux tâches domestiques, pointe un rapport de l’Observatoire des inégalités en 2020. C’est 80 % pour les femmes.

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La forte inégalité dans le partage des tâches domestiques est stable depuis des décennies. En 2003, ces chiffres étaient tristement similaires : 76 % pour les femmes, 32 % pour les hommes. Mais cet écart pourrait bientôt se réduire. Et le temps libre s’installer pleinement dans l’agenda des femmes, au moins autant que les hommes se l’accordent. Grâce à un outil « révolutionnaire », selon plusieurs femmes et collectifs féministes qui l’élaborent depuis quelques mois : la création d’un code du travail domestique.

Les femmes font très souvent un double, voire un triple travail, outre le fait que leur activité salariée est moins bien payée.

Nina Faure

C’était l’objet d’une assemblée générale tenue le 15 octobre à la Bourse du travail, à Paris. Organisé par un collectif, la Syndicale, cet événement voulait jeter les bases d’une liste d’articles fixant le cadre de ces activités invisibles et qui permettent pourtant à la société de fonctionner. C’est ce qu’on appelle le travail « reproductif ».

« Le niveau d’inégalités est ahurissant, faute de cadre. Alors que les femmes font très souvent un double, voire un triple travail, outre le fait que leur activité salariée est moins bien payée que celle des hommes, nous voulons, avec la Syndicale, réfléchir à une base juridique donnant des droits et fixant des règles », explique Nina Faure, réalisatrice et membre de cette association visant à être un syndicat du travail gratuit.

Identifier, valoriser

Cette réunion a permis d’entendre les voix de nombreuses femmes aux parcours différents : des syndicalistes, des groupes de parole féministes, des mères isolées, etc. Et d’imaginer des transpositions concrètes entre le travail dit « productif » et le travail « reproductif », qui rassemble des activités très diverses.

« L’alimentation, l’éducation des enfants, l’hygiène corporelle et celle du foyer, le soin des personnes qui ne sont pas autonomes, la socialisation affective, l’organisation des loisirs, la charge mentale, le travail du sexe : toutes ces activités sont un préalable au travail productif. Et pourtant, elles ne sont pas reconnues. Il faut les identifier, les valoriser, et mieux les partager », analyse Elsa Neuville, autrice d’une thèse sur les crèches alternatives fondées dans les années 1970 et membre d’un groupe de parole féministe ardéchois.

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Avec les cinq autres femmes de son groupe elle a bûché pendant plusieurs réunions sur les articles de ce nouveau code. « On s’est demandé comment quantifier le travail domestique, pour le reconnaître et le partager de manière égale. Concrètement, comment telle tâche pourrait correspondre à telle cotation », décrit Elsa Neuville.

Elle évoque aussi une réflexion autour de l’utilité d’une inspection du travail domestique, « qui pourrait être saisie en cas de trop grande inégalité ». Ou encore la participation de tous les salariés à un temps associatif obligatoire d’une journée dans des structures labellisées « travail reproductif », afin « d’élargir la notion de travail domestique au-delà de la sphère privée et de proposer une solution pour une prise en charge collective d’une partie de ce travail ».

Une énergie révolutionnaire qui s’inscrit dans une histoire longue

Comment transférer les droits issus du travail productif vers le travail reproductif ? C’est à cette question que se sont attelées Caroline, Kimberley, Lucie et Manon, quatre syndicalistes de la CGT-BNF en préparation de l’assemblée générale de la Syndicale. « On s’est d’abord intéressées à la question des arrêts, qui ne sont pas du tout reconnus dans le travail reproductif. La maladie, l’obligation de soin, les blessures en cas de port de charges lourdes, les maladies psychiatriques, la charge émotionnelle du foyer : tous ces motifs pourraient être reconnus pour justifier un arrêt », explique Manon.

Sur la création d’une inspection du travail domestique, la syndicaliste reconnaît qu’elle pourrait permettre une plus juste répartition des tâches ou la mise en place de formations en direction des hommes sur la prise en charge de la vie affective. Mais elle pointe aussi un risque de contrôle social. « L’inspection pourrait sanctionner la bonne ou mauvaise manière de faire », redoute Manon.

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Avec un contrôle plus fréquent des classes populaires, les classes aisées n’hésitant pas, elles, à déléguer – c’est-à-dire à payer des personnes pour qu’elles accomplissent ces tâches à leur place. Des aides au ménage qui sont souvent prodiguées par des femmes, parfois au statut précaire. Or l’idée fondatrice de la Syndicale repose sur une conception intersectionnelle du travail reproductif. Pour plus d’égalité.

C’est tout le pouvoir de cette réflexion autour du travail domestique : comme il n’existe actuellement aucun cadre, tout est à créer. À imaginer. Ouvrant par là des perspectives immenses pour une répartition plus juste du travail domestique, sans le dénigrer pour autant. Bien au contraire, ce travail peut aussi être considéré comme un ensemble de pratiques et de savoir-faire à transmettre. Des gestes qui peuvent être pensés comme autant de techniques à partager. Syndicaliste chez SUD-Culture, Karima Younsi plaide pour une telle reconnaissance.

Que restera-t-il de nos maisons si le travail domestique reste le résidu, le délaissé, le sacrifié ?

K. Younsi

« Ma mère, femme au foyer, m’a montré tout cela et j’ai appris à le faire, parfois à mon corps défendant car mon unique frère était exempté de ces tâches. Jalousie, injustice, traitement inégal ? Aujourd’hui, je me préfère à ma place. Je crois que rien ne peut se passer si nous ne revalorisons pas le travail domestique. Que restera-t-il de nos maisons si le travail domestique reste le résidu, le délaissé, le sacrifié ? » a-t-elle interrogé lors de l’assemblée générale organisée par la Syndicale. Reconnaître le travail sans pour autant l’assigner à un genre, à une classe ou à une race, cette ligne directrice va fonder le futur manifeste de la Syndicale, à paraître au cours de l’année 2025.

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Si ce combat est stimulé par une forme d’énergie créatrice et « révolutionnaire », il s’inscrit aussi dans l’histoire plus longue des luttes féministes autour du travail domestique. La valorisation, voire la rémunération des femmes assignées à la gestion du foyer était déjà au cœur des débats chez plusieurs féministes des années 1970. Porté par la philosophe Silvia Federici, la sociologue Mariarosa Dalla Costa et la militante américaine Selma James, le mouvement pour un salaire au travail ménager payé par l’État trouve des points de friction avec d’autres féministes, comme en France avec Christine Delphy.

Aux hommes de payer

La sociologue et féministe matérialiste propose, elle, que ce soit plutôt aux hommes de payer. D’un côté comme de l’autre, il s’agit d’envisager cette revendication « comme une stratégie féministe à même de subvertir un rapport social capitaliste et/ou patriarcal », écrivent l’historienne Fanny Gallot (1) et la sociologue Maud Simonet (2) dans la revue Travail, genre et sociétés. D’autres, enfin, redoutent le risque d’un maintien des inégalités, voire de son institutionnalisation, par l’idée d’une rémunération.

1

Elle vient de publier Mobilisées ! Une histoire féministe des contestations populaires, Seuil.

2

Lire notamment Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 2018.

Qu’il s’agisse d’une rémunération ou d’une valorisation par la mise en place d’un code du travail domestique, un meilleur partage des tâches libère du temps. Et notamment du temps pour militer et s’organiser. « Quand des militantes ont des enfants, on les voit beaucoup moins. Parce que la double journée de travail devient trop importante, et qu’on n’est pas assez bien organisées pour s’adapter à elles », constatent Marion et Salomé, militantes au collectif ­Marseille 8 mars, une plateforme féministe importante dans la cité phocéenne.

Ce collectif organise, entre autres, la grève féministe du 8 mars. Une initiative récente et mondiale, bien qu’elle s’inscrive, là aussi, dans l’histoire des combats féministes. Organisée depuis 2017, elle vise à arrêter toutes les activités de production : professionnelles comme au foyer. Car tout est lié, comme le rappelle Silvia Federici : « Nous devons donc libérer du temps : nous avons besoin d’une lutte dans le monde du travail salarié pour nous permettre de nous rassembler et de repenser l’organisation de notre reproduction (3). »

3

Du « salaire au travail ménager », Travail, genre et sociétés, n° 46, novembre 2021

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