Chère appli, fais-moi des ami·es
La solitude, particulièrement dans les grandes villes, peut être un moment difficile, synonyme d’ennui, voire d’anxiété. Depuis quelques années, des solutions numériques permettent de rencontrer du monde pour partager des activités conviviales.
dans l’hebdo N° 1841-1843 Acheter ce numéro
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Des réseaux bien peu sociaux À la buvette de l’Assemblée, on bulle utile Le café au milieu du village « La paresse, c’est précisément le non-travail »Moquette rouge, tables de billard en enfilade, lampes des années 1970 et néons. L’ambiance est un peu rétro. Dans cette salle du 12e arrondissement de Paris, tous·tes les joueur·ses semblent très concentré·es. Au fond, Samuel organise une séance, comme chaque semaine. Mais ce moment de convivialité est un peu particulier : les personnes invitées sont, pour la plupart, des inconnu·es les un·es pour les autres.
Sous la lumière tamisée, une vingtaine de personnes se regroupent autour des tables de pool. On pourrait presque croire qu’ils et elles se connaissent. Pourtant, si l’on y prête attention, leurs échanges ressemblent davantage à des premières conversations. « Salut, toi aussi tu es un frimaker ? » Un quoi ? Frimaker : personne qui utilise l’application Frimake, créée en 2019. Le principe : chacun·e des utilisateur·ices peut proposer une activité ouverte à tous·tes et gratuitement.
Que faire en effet de son temps libre lorsqu’on ne connaît personne dans sa ville ? « Les gens voient la solitude comme une tare, alors qu’on est juste des personnes normales », lâche Rémi, utilisateur de Frimake et désormais référent pour certaines soirées. L’idée de l’application est née d’une banale discussion entre ami·es. Alae Elhayyate, son fondateur, raconte : « J’avais une collègue qui avait été mutée à Paris et elle me disait qu’elle n’arrivait pas à se faire des copines. » Il n’existait pas d’application de ce type tournée vers un public jeune : il fallait l’inventer.
Désormais, Frimake compte 600 000 membres, selon Alae Elhayyate. La majorité sont des jeunes travailleur·ses. L’entrée sur le marché du travail après les études est une période compliquée pour certain·es : la sociabilisation est moindre et le temps libre aussi. Une mutation peut aussi être un élément déclencheur.
Pour Sandra Hoibian, directrice du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), le problème est plus large. La société s’individualise : « Tous les liens permis par les corps intermédiaires comme les syndicats ou les partis politiques s’amenuisent, les gens cherchent alors d’autres formes pour rencontrer des personnes, et les applications de rencontres peuvent être une réponse, notamment parmi les jeunes. »
Je ne me sentais pas d’aller seule dans un bar. Ici, c’est convivial et on se retrouve autour d’une activité.
Marjorie
Entre deux coups de billard peu prometteurs, Marjorie discute avec plusieurs participant·es. Quelques blagues fusent sur son jeu. « Tout ça pour ça ! » lance l’un d’eux. Elle s’est inscrite sur Frimake en octobre. Se décrivant comme « seule et célibataire », elle a pris conscience que le confinement avait modifié ses habitudes. L’application a d’ailleurs connu une explosion des inscriptions à cette période.
« J’ai continué à fonctionner comme pendant le confinement, j’ai arrêté de sortir, ce qui a drastiquement réduit ma vie sociale », explique-t-elle. Si les chiffres semblent pourtant montrer que la diversité des réseaux de sociabilité a retrouvé son niveau pré-covid, les formes, elles, évoluent vers des sociabilités choisies. « Je ne me sentais pas d’aller seule dans un bar. Ici, c’est convivial et on se retrouve autour d’une activité. »
Parler à tout le monde
Ce soir-là, dans la salle de billard, les joueur·ses sont issu·es de différents milieux. Marjorie est enseignante, Rémi est formateur en free-lance, d’autres sont cadres dans la finance ou encore agent administratif. Laure travaille dans l’immobilier. Elle est habituée à ce genre d’événement : « C’est ma 125e sortie ! » L’application lui a « changé la vie ». Après une rupture, elle ressentait le besoin de modifier son groupe d’ami·es. « Il y a des profils très différents que je n’aurais pas pu rencontrer autrement. »
Tu es chez toi, tu ne sais pas quoi faire, tu as juste à regarder l’application et à cliquer sur ce qui te fait envie.
Laure
Ce type d’applications est alors un bon moyen de rencontrer de nouvelles personnes, hors de son cadre habituel et professionnel. L’activité du soir n’est pas sa tasse de thé, mais peu importe, il s’agit de s’occuper : « Tu es chez toi, tu ne sais pas quoi faire, tu as juste à regarder l’application et à cliquer sur ce qui te fait envie. Il n’y a plus cette pression de ne rien faire et de scroller sur ton écran. »
La seule règle, ici, est de parler à tout le monde. Une démarche pas forcément évidente pour des personnes timides ou introverties. Au début, certain·es semblent hésitant·es. Éric est un peu en retrait. Il observe plus qu’il ne discute. Pourtant, il connaît bien le fonctionnement. Il a débuté sur OVS, l’ancêtre de Frimake.
Il y a rencontré Mathieu, également présent ce soir-là. C’était il y a presque quinze ans. Si tous deux sont là pour se faire des ami·es, d’autres, comme Hyacinthe, 40 ans, ont un objectif plus pragmatique : « J’adore le billard mais aucun de mes amis n’aime y jouer ! », sourit-il, comme gêné de sa réponse. Outre la raison qui les a poussés à l’inscription, une chose est sûre, la facilité et la rapidité y ont contribué.
Sur l’application, la liste des activités est longue : randonnées, clean walk, maraudes, cinéma, etc. « Tu ne swipes (1) pas des gens, tu swipes des activités », apprécie Rémi, qui note que « les gens n’ont plus envie des applications de rencontre classiques ». Car la différence est clairement affichée sur le site de Frimake avec le slogan « On n’est pas Tinder ici ». « Je n’ai rien contre la séduction et j’ai tout contre la drague. C’est comme dans la vraie vie : si tu pars en randonnée avec 15 personnes, si on s’entend bien, il y a un crush (2) naturel qui se fait, explique Alae Elhayyate, on est juste des facilitateurs de réelles rencontres. »
De l’anglais, « faire glisser », sous-entendu à gauche ou à droite, selon qu’on accepte ou qu’on rejette la proposition.
Avoir un crush, de l’anglais « craquer », signifie éprouver une attirance pour quelqu’un.
Rencontres « prénégociées »
Daria Sobocinska, docteure en sociologie à l’université de Lille, constate elle aussi une méfiance et « une forme de lassitude » liées à un sentiment « d’hyperconsommation des corps et des profils » sur les applications de rencontres amoureuses. C’est ce qu’on appelle la « dating fatigue ». Il y a une distinction entre la rencontre naturelle et la supposée superficialité de Tinder. Le leader du marché a d’ailleurs perdu un très grand nombre d’utilisateur·rices en quelques années. Frimake, comme d’autres nouvelles applis, vante, elle, les rencontres in real (en vrai).
Pourtant, la rencontre se fait tout de même, là aussi, grâce à un intermédiaire : elle est « prénégociée », selon Daria Sobocinska. Comme sur Tinder, « si on est sur une application de rencontres et qu’on cherche à rencontrer quelqu’un, c’est qu’a priori on est disponible pour le faire et qu’on en a envie, même si c’est souvent plus complexe que cela ». Dans la rue, discuter avec des personnes paraît tout de suite plus compliqué. « Si j’aborde quelqu’un dans un parc, j’ai l’air étrange ! Les gens n’ont pas l’habitude, ils sont renfermés, surtout à Paris », confie Rémi en plaisantant.
Au départ j’étais sceptique, je pensais que c’était comme toutes les applis de dating, mais finalement ça s’est toujours bien passé.
Zineb
« Au départ j’étais sceptique, je pensais que c’était comme toutes les applis de dating, mais finalement ça s’est toujours bien passé », raconte Zineb, ultra enjouée. Cela fait seulement trois semaines qu’elle a rejoint la communauté et pourtant la jeune cadre est très à l’aise. À peine arrivée dans la salle de billard, elle s’empresse de faire la bise à tout le monde. « C’est sûr qu’il faut un peu y mettre du tien si tu veux vraiment créer des liens », concède-t-elle, avant d’ajouter : « Moi, j’ai déjà un groupe maintenant, avec lequel on se fait des soirées. » Comme de vrais potes.
« Il y a clairement un besoin »
Un but qu’aimerait atteindre Ghita. Arrivée il y a quatre ans en France pour faire ses études à Montpellier, elle a ensuite déménagé à Paris pour des raisons professionnelles. « À Paris, c’est particulièrement compliqué, et mes collègues ont tous une vie à côté avec des enfants. » Elle voit encore ses ami·es de Montpellier, qu’elle a rencontré·es à l’université, mais la solitude lui pèse. « Récemment, je voulais aller à une soirée, mais je n’avais personne avec qui y aller, j’ai donc renoncé et j’ai passé le week-end seule. C’était vraiment dur », confie la jeune femme.
Ghita a testé les groupes Facebook puis Bumble BFF (3), sans réel succès : « À chaque fois, ça durait quelques mois, puis on se perdait de vue. » Elle s’est alors tournée vers l’application Timeleft (4). Ce n’est pas autour d’une table de billard qu’elle rencontre des inconnu·es, mais lors de dîners organisés par l’application. Car d’autres ont aussi flairé la tendance, tels Bumble BFF, Alowaa ou encore Meetup. Et ça marche : Timeleft s’est exporté dans une trentaine de pays et rassemble sur Instagram près de 800 000 abonné·es. « Il y a clairement un besoin », conclut Ghita. Selon une étude de l’Ifop de janvier 2024, 44 % des Français·es disent se sentir seul·es de manière régulière. Ce pourcentage grimpe à 62 pour les 18-24 ans.
Bumble est une application de rencontres créée en 2014 et Bumble For Friends, elle, est née en 2016.
Timeleft a été créée en 2020, par Maxime Barbier.