Le café au milieu du village
La sociabilité en milieu rural est protéiforme, mais pas toujours accessible. Reportage dans trois lieux qui tissent du lien social, chacun à leur façon.
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« La paresse, c’est précisément le non-travail » Le couple hétéro, aspirateur à temps libre Les mères solos jouent collectif« Le droit à la paresse, on adhère à 100 % mais ce n’est pas notre moteur. Notre temps libre, on le passe à travailler au bar, pour les clients », lance Arnaud, rieur, en terminant la transformation du coin PMU en salle de spectacle. Ce dimanche, au bar Le Populaire, les turfistes laissent la place au théâtre d’impro. Un concept inimaginable à Ambrières-les-Vallées il y a encore quatre ans.
Dans ce village de Mayenne de près de 3 000 habitant·es, le bar PMU Le Voyageur, situé à deux pas de la mairie, était incontournable pour les parieurs, les joueurs et les commerçants qui venaient boire leur café le matin. Mais, en 2020, il ferme soudainement avant la vague de covid-19. « Ça s’est ressenti. Certains allaient jusqu’à Mayenne pour jouer, se souvient Olivier, aujourd’hui gérant du lieu. Un village sans PMU, sans bar, c’est mort. »
Quand on a vu le dépérissement social dans le village, il nous a paru évident d’ouvrir un nouveau lieu pour créer de la vie.
Arnaud
Avec son pote d’enfance Arnaud, leur rêve d’ouvrir un bar un jour galope plus vite dans leur tête. Ils embarquent trois autres ami·es dans l’aventure pour ouvrir leur café six mois plus tard. « La démarche n’était pas mercantile à l’origine, d’ailleurs notre salaire ne reflète pas le nombre d’heures de travail. Mais, quand on a vu le dépérissement social dans le village, il nous a paru évident d’ouvrir un nouveau lieu pour créer de la vie, ici. »
Au comptoir, quelques jeunes habitués du lieu, des gens de passage venus acheter un jeu à gratter ou un paquet de cigarettes. Dans la salle, des Anglais ont pris possession des canapés dans l’espace décoré façon pop art. Des rires fusent de la salle du fond : le catch d’impro entre l’équipe locale, La Tila de Laval, et ses voisins, Les Improvoks de Lonrai, a trouvé son public.
Si la carotte « tabac » figure toujours sur la façade, tout comme les enseignes PMU et FDJ, les nouveaux propriétaires ont réussi à inventer un bar nouvelle génération « pour vraiment accueillir tout le monde ». « C’était un pur PMU, très… viriliste ! Quand une femme entrait, elle était dévisagée tout de suite. Tout ce qu’on ne voulait pas, lâche Olivier avec bonhomie. Et tout était vert, même la façade. » Place alors à une déco moderne, faite de récup’ et d’inventivité. Mais aussi à une carte avec de nouvelles bières, moins classiques, et des boissons sans alcool mises en valeur.
La pièce du fond a été rénovée pour en faire une salle modulable. D’abord pour les turfistes, avec machine à jouer et grand écran pour suivre les courses afin qu’ils aient leur espace, et que les autres profils de clients (femmes, familles, jeunes) n’aient pas d’appréhension à franchir la porte. Puis pour en faire une salle prête à accueillir des événements : concert, théâtre, spectacle pour enfants, soirée jeux de société, friperie, etc. « Notre but était qu’on parle de nous pour le bar et pas pour le PMU. Je crois que c’est gagné, d’ailleurs les clients se sont même approprié le nom : ils nous appellent le Pop’ ! » s’amuse Olivier en servant une bière de Noël.
Pallier la disparition des services
Le café de village est profondément ancré dans l’imaginaire collectif français. Il est pourtant en voie de disparition depuis plusieurs années et, avec lui, une certaine idée de la sociabilité. La désindustrialisation du monde rural puis le déclin de la paysannerie, avec la révolution agricole et le remembrement après la Seconde Guerre mondiale, ont conduit à une chute drastique de la population rurale et à la fermeture d’un grand nombre de cafés dans les villages.
Au début du XXe siècle, près d’un demi-million de bistrots parsemaient l’Hexagone, puis 200 000 vers 1960 ; moins de 40 000 sont dénombrés aujourd’hui. Selon l’Insee, il n’en reste que 8 900 dans les communes de moins de 2 000 habitants.
On prend conscience de l’importance de garder au moins un service dans les communes, et le café révèle l’importance des lieux de sociabilité.
A. Bonnaud
Des initiatives nationales pour soutenir et accompagner l’ouverture ou le maintien de cafés en milieu rural ont émergé ces dernières années. Le label Bistrot de pays, créé en 1993, apporte du réseau et de la visibilité aux établissements, à condition d’être le dernier ou l’un des derniers commerces de la commune et de proposer de la restauration en lien avec le patrimoine culinaire régional. En 2019, le Réseau des 1 000 cafés a été lancé par le groupe SOS, figure majeure de l’entrepreneuriat social, dans le cadre de l’Agenda rural soutenu par le gouvernement d’Édouard Philippe. Le bilan est mitigé, et beaucoup de gérants ont abandonné.
Pour Agnès Bonnaud, géographe à l’université Lumière-Lyon-II et membre du Laboratoire d’études rurales, cette dynamique dans les campagnes est liée à la disparition des services, qu’ils soient publics ou non. « On prend conscience de l’importance de garder au moins un service dans les communes, et le café révèle l’importance des lieux de sociabilité. Même si les comités des fêtes, les bals populaires et les fêtes de village sont encore présents dans de nombreux endroits, ce ne sont pas des arguments suffisants pour inciter de nouveaux habitants, de nouvelles familles à s’installer dans le village. Cependant, un service de proximité, que ce soit un café, une épicerie ou un accès à la culture, signifie qu’il y a une vie sociale possible. »
« On se parle, on s’échange des bons plans »
Certains lieux éclosent par eux-mêmes sous une forme associative. C’est le cas du P’tit Campo à Champgenéteux, dans le Nord-Mayenne. Sur la place de l’église, dans l’ancienne boulangerie mise à disposition par la mairie, le café associatif a ouvert en 2022 sous l’impulsion de Morgane, alors en congé parental.
J’habitais le village depuis un an et je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose.
Morgane
« J’habitais le village depuis un an et je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose car il n’y avait plus rien à part l’école, qui accueille 35 enfants, un dépôt de pain et le comité des fêtes – qui a finalement arrêté. Je suis allée voir la mairie et des parents d’élèves pour monter le bureau de l’association », raconte-t-elle. Pour l’inauguration, la soirée autour d’un repas et d’un concert de jazz manouche réunit près de 200 personnes sous un immense barnum dans le jardin. Une belle réussite pour un village d’environ 500 habitant·es.
Au fil des mois, la liste des activités proposée s’est allongée : stages de chant, repair café(1), débat sur l’agriculture, atelier macramé, aide aux devoirs, vente de crêpes et de galettes, dépôt de pain… Sans oublier l’ouverture d’un bric-à-brac dans l’ancienne boucherie. Seul bémol de cette aventure : l’étroitesse du café. « L’été, on délocalise les événements dans le jardin, mais l’hiver, c’est plus compliqué. » Au centre du P’tit Campo trône le comptoir en bois offert par un menuisier et, de chaque côté, deux petites tables en Formica. Sur un mur, un grand tableau noir donné par une école et, dans les vitrines, des étagères en biais pleines de livres.
Un lieu local consacré à la réparation d’objets.
Le passé n’est pas loin : d’anciennes photos du village sont accrochées à côté de l’affiche de Protection des mineurs datant de 1974, vestige du dernier bistrot de Champgenéteux. « On a vécu vingt ans sans café dans le bourg. Et quand il n’y a plus de commerce, on ne croise plus ses voisins. Aujourd’hui, avec le café associatif, on se côtoie, on se parle, on s’échange des bons plans. C’est important ! », lâche Joël en servant un verre à Michel, agriculteur du coin qui vient de garer son tracteur illuminé de guirlandes de Noël.
Depuis quelques mois, l’association expérimente une nouvelle forme de gouvernance autour de dix coprésident·es, « surtout des quadragénaires, mais aussi une bénévole de 80 ans ». « Le réseau citoyen fonctionne. Nous avons une vingtaine de bénévoles pour tenir les permanences du week-end. Et parmi les nouveaux habitants du bourg, la moitié finit par s’engager dans l’association », estime Morgane. Une expérience politique, sociale et culturelle récompensée en octobre dernier par le trophée « Les Coëvrons ont du talent », lancé par la communauté de communes.
« Toutes ces initiatives montrent aussi une façon de se réapproprier un pouvoir avec comme objectif une forme d’autonomisation : ainsi, les gens ont le sentiment de pouvoir décider de leur présent et de leur avenir par des actions collaboratives et multisectorielles qui concernent plusieurs champs de la vie quotidienne, analyse Agnès Bonnaud. Des tentatives de créer des communs, gérés collectivement, dans des territoires un peu marginalisés ou en recomposition. »
Lire, jouer, bricoler, travailler, aider…
À Pré-en-Pail (2), ou « PEP » pour les habitué·es, pas besoin de café associatif. Quatre bars sont toujours en activité et des commerces de proximité résistent encore de chaque côté de la RN12, qui scinde le bourg en deux. Mais l’énergie citoyenne qui irradie de cette commune de 2 200 habitant·es provient en grande partie d’un lieu un peu caché quoique bien vivant depuis plus de dix ans. Dans une ancienne friche industrielle appartenant à la mairie, le collectif 2-4 abrite le Secours populaire, l’association Payaso Loco, connue pour ses jeux en bois, ainsi que plusieurs coworkers qui participent aussi à la vie du territoire.
Depuis 2016, la commune s’appelle Pré-en-Pail-Saint-Samson.
Si les deux associations existaient déjà, les réunir dans un même lieu en 2012 a donné une nouvelle dynamique. « Au départ, on a monté Payaso Loco, car on estimait qu’il n’y avait rien dans le bourg pour nous. Ce qu’organisait le comité des fêtes ou la maison des associations plaisait à certaines personnes, mais pas à nous, qui avions une vingtaine d’années », raconte Arnaud Mailler, salarié de l’association, plus fan de musiques actuelles que des concerts d’Adamo.
Pour le groupe de potes qui se surnomment « les blédards », passer du temps sur sa commune et en prendre soin fait partie de leur ADN. « Nous avons décidé de vivre ici et pas ailleurs, donc ça veut dire se bouger. Nous sommes coauteurs d’une œuvre commune », ajoute-t-il. Un tiers-lieu qui ne dit pas son nom.
Au fil des années, le lieu a mué : il s’est agrandi, métamorphosé, adapté. Ainsi, les bénéficiaires du Secours populaire ne viennent plus juste pour la distribution alimentaire ou le vestiaire. Ils peuvent se mettre au chaud en attendant leur tour, mais aussi pousser la porte de la ludothèque, accéder à la bouquinerie, à l’espace bricolage.
Quant aux bénévoles des autres associations, il est fréquent qu’ils donnent un coup de main au Secours populaire ou qu’ils mettent en route des « chantiers potentiels » afin d’améliorer l’espace pour toutes et tous, en fonction de leurs compétences, de leur temps, de leurs envies, etc. Leur credo : accueillir et encourager, mais ne pas se juger.
Faire tout simplement du vrai social, avec des vrais gens.
Hubert
Hubert, l’amoureux des livres qui aime se définir comme « solitaire mais solidaire », cogère la bouquinerie. Pour lui, l’expression « créer du lien social » s’apparente plutôt à un pléonasme de gauche. Lui préfère l’action, et les mots bien sûr. « Cette synergie est perceptible sur tout le territoire maintenant. Et plus on échange, plus on a d’idées, lance-t-il, philosophe. Mais ce lieu ne doit pas chercher à s’institutionnaliser, afin de rester libre, ouvert à toutes et à tous, et de faire tout simplement du vrai social, avec des vrais gens. » Autant d’actions ancrées dans leur territoire, dans le quotidien, qui petit à petit luttent contre les préjugés sur la ruralité et le péril du repli sur soi.