Le « travailleur idéal » bosse tout le temps
Autonomie, performance et excellence : les cadres sont la catégorie de salariés qui travaille le plus. Face à l’injonction d’être flexibles, le sens qu’ils trouvent dans leur emploi et leur relation au temps libéré se dégradent fortement.
dans l’hebdo N° 1841-1843 Acheter ce numéro
Les chiffres de ce sondage n’ont pas fait de bruit. Et pour cause : quand le sujet du temps de travail émerge dans l’espace médiatique, c’est rarement pour envisager sa réduction. Plutôt pour prôner son allongement, voire accuser les travailleurs de fainéantise. C’est ainsi qu’épisodiquement la question des 35 heures revient sur le devant de la scène, au gré des agendas politiques de la Macronie et de la droite en général.
Pourtant, les résultats d’une étude, réalisée par l’institut ViaVoice et publiée en octobre 2024 par l’Ugict-CGT, la fédération des cadres et des ingénieurs de la CGT, sont éclairants : « 63 % des cadres déclarent travailler plus de 40 heures par semaine, et un·e cadre sur quatre plus de 45 heures », peut-on lire. Ces déclarations viennent conforter la dernière enquête « Emploi du temps » de l’Insee, parue en 2010. Celle-ci montre que le temps de travail rémunéré des cadres, professions intellectuelles supérieures et professions libérales est de plus de 41 heures par semaine en moyenne. L’institut de statistique devrait, d’ici quelques années, actualiser ces données.
Profits symboliques
Un fait demeure cependant certain : la durée de travail hebdomadaire des cadres restera largement au-dessus des 35 heures. « La question de la disponibilité au travail est prégnante. C’est l’un de nos sujets majeurs, explique Caroline Blanchot, secrétaire générale de l’Ugict-CGT. Celui qui ne répond pas le week-end ou qui part à l’heure peut se prendre des remarques du style : ‘Tiens, tu as pris ton après-midi.’ Cette vision reste très ancrée chez les cadres. »
Le temps de travail devient une forme d’investissement social.
J. Ganault
Travailler en vacances, tard en soirée ou le week-end est en effet plus la norme que l’exception au sein de ces catégories professionnelles. Comme si le temps libre avait moins de saveur. Les travailleurs « les plus autonomes utilisent leur autonomie temporelle au profit du travail rémunéré, un temps qui apparaît socialement plus valorisant et valorisé que le temps libre », écrit la sociologue Jeanne Ganault dans un article intitulé « Du ‘bon’ usage de l’autonomie temporelle : le temps libre à l’épreuve des normes de surtravail (1) ».
« Repolitiser le temps libre », Mouvements, La Découverte, n° 114, 2023, p. 84-94.
« Le temps de travail devient une forme d’investissement social. On va le valoriser et récompenser le fait de travailler beaucoup d’heures. Et cette reconnaissance sociale coïncide avec les intérêts de l’employeur », poursuit la chercheuse auprès de Politis.
Comment expliquer ce phénomène, alors qu’au début des années 1960 la quête du progrès social était celle des loisirs et du temps libre ? L’abandon des politiques keynésiennes au profit d’un néolibéralisme agressif dès la fin des années 1970 y a sans doute contribué. Mais ce changement de paradigme économique n’explique pas tout.
« Cette idéologie du ‘travailleur idéal’ s’est diffusée avec l’explosion du nombre de cadres. En cinquante ans, il a été multiplié par 10, dépassant les 5 millions aujourd’hui », souligne Gaëtan Flocco, auteur de Des dominants très dominés : pourquoi les cadres acceptent leur servitude (éd. Raisons d’agir). Or le sociologue a montré au cours de sa recherche « à quel point les cadres adhèrent à une sorte d’idéologie managériale », notamment pour obtenir des « profits symboliques ».
Le surtravail comme norme
Une idéologie qui fait de la « performance », de « l’autonomie » ou de « l’excellence » des valeurs cardinales de la réussite au travail. Et donc dans le surtravail. « Très majoritairement, j’ai relevé une adhésion à ces valeurs », poursuit Gaëtan Flocco, qui explique ce fait par la proximité sociale et économique des cadres avec leur direction. « C’est la fraction supérieure du salariat. Elle a vocation à diriger et à encadrer. »
Notre travail n’est plus rémunéré en fonction du nombre d’heures effectuées.
C. Blanchot
Cette norme du « travailleur idéal » se diffuse au-delà même de la catégorie des cadres : « Elle commence à gagner largement les professions intermédiaires », assure Caroline Blanchot. Et comporte plusieurs aspects problématiques pour la syndicaliste. En premier lieu, le non-respect du droit du travail. Dans le sondage publié par son organisation, 82 % des cadres déclarent faire des heures supplémentaires. Parmi eux, 58 % déclarent que « celles-ci ne sont ni récupérées ni rémunérées ». « La déréglementation et la flexibilisation du monde du travail font qu’aujourd’hui notre travail n’est plus rémunéré en fonction du nombre d’heures effectuées », s’insurge Caroline Blanchot.
Une exploitation à bas bruit, tant le surtravail est mis en valeur : « Ces cadres restent des salariés, ils subissent donc un rapport de domination et d’exploitation de leur travail », confirme Gaëtan Flocco. Et les personnes qui tentent de refuser cette norme sont bien souvent pénalisées. « Refuser de ne pas compter ses heures peut se traduire par des non-déroulements de carrière, par l’absence de promotion et de valorisation au sein de l’entreprise et auprès des collègues. C’est très courant », affirme la secrétaire générale de l’Ugict-CGT.
Un phénomène qu’on remarque notamment quand on observe les inégalités entre les femmes et les hommes. Dans ses recherches, Jeanne Ganault a quantifié la part de travailleurs ayant une « autonomie absolue » dans le travail : plus de 62 % sont des hommes. En plus d’être minoritaires, les femmes bénéficiant de cette « autonomie absolue » ne sont pas soumises aux mêmes contraintes que leurs homologues masculins, pour qui « passer beaucoup de temps au bureau, c’est se conformer à l’image de breadwinner (2) ».
Le soutien financier de la famille, en anglais.
Les femmes subissent en effet une « triple injonction » : « S’adonner au travail rémunéré pour obtenir la reconnaissance sociale tirée du travail ; s’adonner au travail domestique, injonction liée aux normes de genre et à l’assignation des femmes à la sphère domestique ; et trouver un “équilibre”entre vie privée et vie professionnelle, au-delà des seules tâches ménagères. » La sociologue conclut : « L’autonomie est considérée comme un moyen de réduire les inégalités de genre. Mais, en fait, l’autonomie des femmes sert pour le travail parental et domestique. » Et donc moins au déroulement de leur carrière dans le travail rémunéré.
Une solution : la bifurcation
Malgré tout, récemment, est apparu un phénomène qu’une vidéo devenue virale est venue mettre en exergue. Au printemps 2022, plusieurs étudiants d’AgroParisTech interpellent leurs camarades lors de la cérémonie de remise de diplôme : « Nous refusons de servir ce système et nous avons décidé de chercher d’autres voies, de construire nos propres chemins. » Ces ingénieurs ou cadres refusent le monde auquel on les prédestine pour se reconvertir dans des secteurs plus écologiques, culturels et moins matériels. C’est ce qu’on appelle la « bifurcation », un moyen de résistance à la norme du surtravail.
« Pour la majorité des bifurqueurs, il y a clairement le rejet de cette norme du travailleur idéal, de cadre dans une grande entreprise », explique la sociologue Anne de Rugy, autrice d’un article intitulé « Bifurquer : politiser le travail, le temps libre et la consommation (3) ». Iris (4) en fait partie : après un an et demi à travailler dans un cabinet de conseil à Nantes, la jeune femme a décidé de partir voyager et faire du woofing – être logé chez l’habitant tout en aidant à réaliser des tâches agricoles. « Le management brutal et les horaires à rallonge m’ont convaincue que j’avais envie d’autre chose », confie-t-elle.
« Repolitiser le temps libre », art. cit., p. 194.
Le prénom a été modifié.
Cependant, il reste aujourd’hui très compliqué de savoir si ces décisions individuelles s’inscrivent dans un réel mouvement de société : « Le phénomène n’est pas quantifié », souligne Anne de Rugy, qui assure cependant que « ce n’est pas un mouvement spectaculaire ». Surtout, ces expériences, certes de plus en plus médiatisées, demeurent en dehors de tout cadre collectif. « La bifurcation est tournée vers soi, vers l’utilisation de son temps, la fidélité à ses valeurs, sans forcément être accompagnée d’une politisation. Par exemple, une critique anticapitaliste explicite chez ces cadres qui bifurquent ne concerne que quelques militants », analyse la sociologue.
On voit de plus en plus de jeunes diplômés qui ne sont pas en adéquation avec cette vision du travail envahissant.
C. Blanchot
Malgré tout, « cela reste une forme de contestation par la fuite d’un ordre productif qui, on le voit partout, heurte de plus en plus ». Un problème de « sens du travail » de plus en plus criant ? « On voit de plus en plus de jeunes diplômés qui ne sont pas en adéquation avec cette vision du travail envahissant, donc on risque d’avoir une grande démission », prédit Caroline Blanchot.
Un indice de ce rejet qui grimpe sourdement : les cadres font de plus en plus confiance aux syndicats pour défendre leurs droits. Leur part a doublé en douze ans, passant de 17 % à 34 % aujourd’hui. Un taux qui monte à 49 % chez les jeunes ! L’Ugict-CGT, par exemple, a dépassé la barre des 120 000 adhérents.
Autant de signaux faibles qui interrogent sur la pérennité d’une norme qui exploite toujours plus. Sans pour autant réussir à créer un fort sentiment collectif : « On intervient à plusieurs niveaux, notamment pour informer les salariés sur leurs droits – première pierre de la résistance – et pour mettre en œuvre des campagnes militantes sur les réseaux sociaux afin de faire évoluer les mentalités », affirme Caroline Blanchot. Un syndicalisme qui reste timoré. La « révolte des cadres » n’est pas pour tout de suite.