La direction de la Cinémathèque française de nouveau secouée pour sa programmation sexiste

L’institution comptait projeter sans aucun contexte Le Dernier tango à Paris, film de Bernardo Bertolucci (1972), où est filmée une réelle agression sexuelle commise sur l’actrice, Maria Schneider. La direction a finalement annulé cette projection, arguant un prétendu « risque sécuritaire ».

Hugo Boursier  • 15 décembre 2024 abonné·es
La direction de la Cinémathèque française de nouveau secouée pour sa programmation sexiste
Le directeur de la Cinémathèque française Frédéric Bonnaud, lors d'un hommage à Agnès Varda, le 2 avril 2019, à Paris.
© STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Avertissement : cet article raconte des faits de violences sexuelles.


Un silence glacial règne devant le 51, rue de Bercy, à Paris. Vingt-quatre heure plus tôt, pourtant, une projection était encore prévue ce dimanche 15 novembre, dans le cadre de la rétrospective consacrée à l’acteur américain, Marlon Brando, avant d’être finalement annulée. Et pas de n’importe quel film, puisqu’il s’agissait du Dernier Tango à Paris. Ce long-métrage, réalisé par Bernardo Bertollucci et sorti en 1972, raconte une relation violente entre Paul (Marlon Brando) et Jeanne (Maria Schneider), alors que tous deux se rencontrent par hasard lors de la visite d’un appartement.

Le film est surtout connu pour une scène de viol où Paul sodomise Jeanne en utilisant une motte de beurre comme lubrifiant. Un élément qui n’était pas prévu au scénario. Cette mise en scène a été imaginée par Bernardo Bertollucci et Marlon Brando le matin même. Le réalisateur avait seulement indiqué à l’actrice que cette scène allait être « violente ». Rien d’autre.

Si la pénétration que l’on voit à l’écran est fictive, les larmes et les cris sont, eux, bien réels, alors que la main de Paul (Marlon Brando) se glisse de force entre les fesses de l’actrice. « Je voulais avoir sa réaction, pas d’actrice, mais de jeune femme », affirmait, quarante ans plus tard, Bernardo Bertollucci, lors d’une masterclass organisée à la Cinémathèque, en 2013. Le spectateur se trouve donc devant une véritable agression sexuelle.

« Viol symbolique »

Celle qui n’avait que 19 ans à l’époque a déclaré avoir été victime de « viol symbolique » par Marlon Brando – 47 ans lors du tournage – et par le réalisateur franco-italien. Des faits qui ont participé à plonger l’actrice dans une terrible addiction à l’héroïne pendant de longues années, en plus d’avoir brisé sa santé mentale et freiné sa carrière. Elle le confie elle-même, en partie, dans cette archive de l’Ina datant de 1983.

C’est ce que montre aussi le film, Maria, sorti en 2024 et réalisée par Jessica Pallud. La réalisatrice s’attache à montrer le point de vue de l’actrice pendant le tournage du Dernier Tango et à rendre compte des répercussions bouleversantes qu’un tel film a eu sur sa vie. Elle s’appuie notamment sur le livre de la journaliste et cousine de l’actrice, Vanessa Schneider, Tu t’appelais Maria Schneider (Grasset, 2018).

Maria Jessica Palud

C’est donc ce film que la Cinémathèque française avait choisi de projeter, parmi la quarantaine de long-métrages dans lesquels Marlon Brando a joué. Et ce, sans remise en contexte, sans échange préalable avec le public ou de débat après la projection, sans médiation spécifique sur les violences sexistes et sexuelles, à l’image comme sur les tournages ou les castings.

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Sur le site de la Cinémathèque, seulement cette courte présentation : « Un objet de scandale, considéré par Bertolucci comme le reflet de la révolution sexuelle vécue en mai 68. Cinquante ans après sa sortie, le film conserve la même odeur de soufre tandis que la passion dévastatrice d’un couple d’inconnus interroge les rapports entre le sexe et la société. »

C’est la journaliste Chloé Thibaud, qui fut la première à interpeller la direction de la Cinémathèque vis-à-vis de cette projection. Dans un échange de mails avec le programmateur de l’institution, Jean-François Rauger, l’autrice de Désirer la violence (Les Insolentes, 2024), s’étonne de l’absence de débat prévu autour du film. Dans sa réponse, Jean-François Rauger perçoit dans l’analyse de Chloé Thibaud « une émotion à la lumière des développements récents sur les conditions de tournage ».

Projeter le film sans prévoir quoi que ce soit pour le mettre en contexte, c’est une honte.

C. Thibaud

Une manière de réduire la portée du mail envoyé par l’autrice à une « parole militante inaudible » « une réaction typique quand on est une femme, pourtant compétente sur ces sujets », explique-t-elle à Politis. « C’est insupportable de voir ces hommes dérouler leur récit », dénonce-t-elle.

Dans son mail, Jean-François Rauger ajoute qu’il est « dans les missions de la Cinémathèque française, et elle l’a prouvé depuis sa création, de montrer toute l’histoire du cinéma et de projeter, parfois, des œuvres que certaines peuvent juger, pour des raisons morales, problématiques, et dont d’autres voudraient, peut-être, empêcher la projection ».

Le programmateur, par ailleurs critique de cinéma, place l’institution comme l’ultime rempart face aux personnes qui voudraient empêcher la projection du film, comme il l’a été immédiatement après sa sortie, notamment en Italie. Ce qui n’était pas l’objectif de la plupart des revendications exprimées auprès de la Cinémathèque, bien que la question de l’utilité d’une telle projection se soit posée pour plusieurs d’entre elles.

« Context culture »

Si elle défend plutôt la « context culture » à la cancel culture, sur Instagram, la journaliste « considère que la Cinémathèque aurait complètement pu se passer de projeter Le Dernier Tango à Paris tant la filmographie de l’acteur est riche par ailleurs. Projeter le film, c’est littéralement faire le choix de le rendre visible. Projeter le film sans prévoir quoi que ce soit pour le mettre en contexte, c’est une honte. C’est faire le choix d’invisibiliser la souffrance, le traumatisme de Maria Schneider. »

L’absence de débat a aussi mobilisé l’Observatoire de la liberté de création. Dans un mail envoyé au directeur de la Cinémathèque, Frédéric Bonnaud, l’organisme, créé par la Ligue des droits de l’Homme et réunissant quatorze entités liées à la culture, rejette ce manque de cadrage.

« On peut avoir un désaccord de fond avec les organisations féministes qui demandent la déprogrammation du film. C’est notre cas », argue l’Observatoire, rappelant que la censure forme un délit depuis la loi de juillet 2016. « Mais en l’espèce, nous ne pouvons accepter votre censure de leur parole, qui doit pouvoir s’exprimer à la condition que chacun·e respecte la projection et que celle-ci ne soit ni empêchée ni interrompue, ce à quoi, nous le craignons, votre attitude actuelle risque d’aboutir ». Contacté, Frédéric Bonnaud n’a pas voulu répondre à nos questions.

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La pression est montée toute la semaine grâce aux nombreuses publications sur les réseaux sociaux de collectifs féministes comme #NousToutes, qui prévoyait un rassemblement devant l’institution, mais aussi de personnalités du cinéma comme l’actrice et réalisatrice, Judith Godrèche. Des articles de Télérama, Libération ou une chronique d’Anne-Cécile Mailfert, la présidente de la Fondation des femmes, sur France Inter, ont continué de mettre la direction de l’établissement devant ses responsabilités.

Vendredi après-midi, un « temps d’échange » a été proposé par la direction avant le film. Il devait être piloté par Jean-François Rauger, et non par des personnalités formées à la prévention des violences sexistes et sexuelles ou à des cinéastes ou autrices ayant spécifiquement travaillé sur ces sujets, comme cela avait été proposé.

« La Cinémathèque devient le musée de la culture du viol »

Ariane Labed, co-fondatrice de l’Association des acteur·ices (Ada), fait aussi partie des personnes ayant écrit à la direction. « J’ai envoyé un mail pour dire que l’Ada était outrée. Je n’ai pas eu de réponse », précise-t-elle. La réalisatrice reproche à la Cinémathèque d’invisibiliser les violences sexistes et sexuelles au cinéma.

« La Cinémathèque devient le musée de la culture du viol. La plupart des institutions culturelles font un travail de pédagogie. Pourquoi la Cinémathèque, pourtant financée par de l’argent public, en serait exemptée ? », interroge-t-elle. Samedi, la députée écologiste Sandrine Rousseau, présidente de la commission d’enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma, le théâtre, la mode et l’audiovisuel a annoncé vouloir auditionner la direction de la Cinémathèque.

La profession nous regarde comme si l’on fonctionnait avec un logiciel des années 1950.

Le même jour, la direction acte finalement l’annulation de la projection. Et publie ce communiqué laconique sur les réseaux sociaux et son site internet : « Dans un souci d’apaisement des esprits, et devant les risques sécuritaires encourus, la Cinémathèque française annule la projection du Dernier tango à Paris, prévue ce dimanche, à 20 h. La sécurité de nos publics et de nos personnels passant avant toute autre considération. » Les différentes personnes ayant sollicité la direction, et avec qui nous avons échangé, ne faisaient pourtant que proposer un débat.

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En interne, la gêne s’est aussi installée parmi de nombreux salarié·es. « On ne peut pas cautionner ce comportement », pointe l’une d’entre elle, qui évoque une « omerta à la Cinémathèque » s’agissant des violences sexuelles au cinéma. « La société entière évolue et la Cinémathèque reste en retrait. La profession nous regarde comme si l’on fonctionnait avec un logiciel des années 1950 », pointe une autre.

Plusieurs élu·es ont sollicité la direction de l’institution pour qu’un dialogue s’ouvre. Une assemblée générale a été proposée par la direction lundi 16 décembre, avant d’être reportée – « Frédéric [Bonnaud] étant souffrant », indique la directrice générale adjointe dans un mail que nous avons pu consulter.

« Chape de plomb »

« La chape de plomb ne date pas d’hier », souffle une salariée « écœurée ». En 2017, la Cinémathèque avait organisé une rétrospective sur Roman Polanski en plein ras-de-marée #MeToo provoqué par l’affaire Weinstein. Invité de Mediapart, où il a travaillé jusqu’en 2015, le directeur de la Cinémathèque, Frédéric Bonnaud, interrogeait : « Cette libération, via les réseaux sociaux, est-ce qu’elle ne s’accompagne pas d’un choc totalitaire ? ». Avant de poursuivre : « Je ne vais pas faire venir Bernardo Bertolucci à Paris pour qu »il se fasse traiter de violeur par des demi-folles ».

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Il confirme ces propos dans Les Inrocks (journal où il a officié en tant que critique cinéma et dont il a même dirigé la rédaction) en novembre 2017, affirmant que « ce sont les bigots de l’époque du Tango qui ont rendu la vie de Schneider impossible, alors que son personnage de jeune femme guidée par sa seule pulsion, très loin d’être une victime, a représenté en son temps la liberté sexuelle et le bris des tabous, à l’extrême fureur des ligues de bien-pensance ».

La violence vient d’eux-mêmes et de leur choix.

Quelques semaines plus tard, une rétrospective sur le réalisateur, Jean-Claude Brisseau, condamné pour harcèlement sexuel en 2005 et pour agression sexuelle en 2006, sera annulée. Plusieurs sources affirment que cette décision a été prise suite à une demande explicite du ministère de la Culture.

20 rétrospectives féminines sur 172 depuis 2017

À l’époque, les déclarations de Frédéric Bonnaud avaient choqué plusieurs salarié·es, jusqu’à être évoquées en CSE. Sept ans plus tard, en mars dernier, alors que l’actrice, Judith Godrèche, venait de porter plainte pour viol sur mineur contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon, la Cinémathèque devait ouvrir un événement avec la projection du film Les Ailes de la colombe, de Benoît Jacquot.

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Devant le tollé, la Cinémathèque avait finalement déprogrammé la projection de ce film et de Suzanne Andler, réalisé par le même cinéaste, prévue le 27 mai. Mais aucune discussion n’avait suivi. « Ils n’arrêtent pas de pointer la violence de celles et ceux qui critiquent la Cinémathèque, mais la violence vient d’eux-mêmes et de leur choix », pointe une salariée.

Selon notre décompte, depuis la rétrospective sur Roman Polanski, en 2017, sur les 172 rétrospectives organisées par la Cinémathèque, seules 20 d’entre elles ont concerné une femme. Parmi elles, neuf réalisatrices. De 2005 à 2017, le site Buzzfeed avait compté seulement six rétrospectives de femmes cinéastes, sur près de 300 rétrospectives. Quinze réalisatrices en près de vingt ans. C’est bien peu pour une association dont la mission est de « contribuer au développement de la culture cinématographique ». Sauf si l’objectif de la direction est d’écrire cette culture au masculin.

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