Au procès de Christophe Ruggia, la colère d’Adèle Haenel, « cette enfant que personne n’a protégée »
Accusé par l’actrice de lui avoir fait subir des agressions sexuelles entre ses 12 et ses 15 ans, le réalisateur était jugé au tribunal correctionnel ces 9 et 10 décembre. Un procès sous haute tension qui n’a pas permis de rectifier les incohérences du prévenu. Cinq ans de prison dont deux ans ferme aménageables ont été requis.
Elles sont une petite cinquantaine, pancartes à la main, à braver le vent glacial qui souffle sur le parvis du tribunal de Paris. Les 9 et 10 décembre, Christophe Ruggia y comparaissait pour des faits d’agressions sexuelles. Les 9 et 10 décembre, un petit groupe de militantes féministes est venu soutenir Adèle Haenel, l’actrice à l’origine du mouvement #MeToo dans le monde du cinéma en France.
Adèle Haenel n’a que 11 ans lorsque Christophe Ruggia, 36 ans, la choisit pour jouer dans son premier long métrage, Les Diables (2002). S’en suivent des mois d’un tournage que tout le monde, même le réalisateur, s’accorde à qualifier de « très dur » et de « traumatisant ». Il faut dire que le film raconte une histoire d’inceste entre une petite fille autiste et son frère, et qu’il est ponctué de scènes de sexe entre les deux enfants.
C’est à la fin de ce tournage, et durant près de quatre ans, que Christophe Ruggia aurait agressé Adèle Haenel lors d’après-midi passés chez lui. Environ 150 au total. Des agressions sexuelles sur mineure par personne ayant l’ascendant, passibles d’une peine de 10 ans d’emprisonnement, et de 150 000 € d’amende.
Vingt ans après, la petite fille n’est pas loin. Elle est dans la salle d’audience, quand Christophe Ruggia nie avoir touché ses seins, ses cuisses, son sexe. Quand son regard d’un vert perçant se brise, qu’elle serre les poings et contient ses larmes. La voix qui tremble, la jambe nerveuse et les spasmes, eux, n’étaient pas là à l’époque. Ils sont apparus au milieu des années 2010, lorsque l’actrice a peu à peu reconstitué les pièces du puzzle. Des manifestations de stress post-traumatique qui rythment les deux jours d’audience au tribunal.
Pour sa défense, le réalisateur de 59 ans pointe le contexte dans lequel sont nées les accusations, révélées par un article de Mediapart en novembre 2019 : « Il fallait lancer un #MeToo en France, et c’est tombé sur moi. C’est un procès stalinien. Il y avait un projet derrière (…) L’article de Mediapart a brisé ma vie, depuis j’attends la fin. » Il reconnaît avoir été subjugué par le talent de l’actrice, avoir été très proche d’elle et de son co-acteur, Vincent Rottiers, mais réfute les accusations de violences sexuelles.
Réalité parallèle
Le prévenu nie aussi avoir isolé la jeune fille de ses proches, procédé souvent dénoncé dans les relations d’emprise. Il peine à se départir de l’image d’éternel ado qui lui colle à la peau, et qui donne parfois l’impression qu’il vit dans une réalité parallèle. « Pendant presque quatre ans, les seuls moments de temps libre que vous avez, vous les passez avec Adèle. Ça ne vous interpelle pas ? Un homme de presque 40 ans qui passe ses seules heures de loisirs avec une fillette de 12 ans ? », lui assène le président, tentant de pointer les incohérences de son récit.
Pendant presque quatre ans, les seuls moments de temps libre que vous avez, vous les passez avec Adèle. Ça ne vous interpelle pas ?
Aux questions précises posées par le tribunal, Christophe Ruggia botte en touche, répond à côté, s’enfonce dans des explications techniques. Il est voûté, le regard vide, peu audible. L’image de cet homme « en pleine déchéance », selon les mots de sa sœur, contraste avec le portrait du réalisateur immature et obsédé par l’enfance, dépeint par les témoins qui se succèdent à la barre.
Peu importe que les policiers aient retrouvé la recherche « Adèle Haenel hot » dans son historique d’ordinateur. Peu importe qu’il ait consulté des vidéos d’adolescentes sur des sites pornographiques. Peu importe que ses compagnes aient toujours à peu près 25 ans de moins que lui, comme Adèle Haenel. Christophe Ruggia l’assure : il n’a jamais été attiré par la jeune actrice, et c’est elle qui a mal interprété ses intentions.
Quand vient le tour de sa longue audition, Adèle Haenel rappelle que les violences sexuelles sont systémiques. L’ombre du cinéma français plane sur ces deux jours de procès. Quand se dresse, au fil des témoignages, la liste des adultes qui ont compris qu’une relation anormale se tissait, et qui n’ont rien fait. Quand Christophe Ruggia dit qu’il n’était pas amoureux de l’enfant, mais qu’il était subjugué par l’actrice.
Quand les témoins racontent les conditions de tournage traumatisantes, qui font écho aux révélations de Politis sur les méthodes brutales du cinéaste Jacques Doillon. Ou quand Christophe Ruggia reproche à l’actrice de 12 ans d’avoir effectué des « gestes obscènes », rappelant un Benoît Jacquot qui disait de Judith Godrèche, 14 ans quand ils se sont connus, que « ça l’excitait beaucoup » de coucher avec un homme de 40 ans. Des cinéastes qui ont multiplié les films sur l’éveil à la sexualité des adolescentes.
Sexualisation
Une sexualisation niée par Christophe Ruggia, pourtant à peine cachée dans un écrit datant de 2019 : « Adèle et ses douze ans étaient d’une sensualité débordante », « elle a fait quelque chose m’a perturbé (…) Elle remuait sa langue dans sa bouche d’une manière foncièrement érotique, digne d’un film porno. » Ces phrases ont été retrouvées par les enquêteurs dans un document rédigé en réaction à l’article de Mediapart, et dont le titre douteux – « Adèle m’a tué » – fait étrangement penser au texte « Vanessavirus », publié par Gabriel Matzneff, après avoir été accusé de viols sur mineure par Vanessa Springora.
Quand je vois l’actrice que devient Adèle, je vois sa colère. Dans sa colère, je vois la colère de ma mère.
M. Achache
Durant le procès, les échanges entre les parties sont tendus, parfois violents. « Mais ferme ta gueule ! », hurle l’actrice, quand Christophe Ruggia prétend que c’est lui qui, pour la protéger, a suggéré le nom d’artiste qu’elle porte encore aujourd’hui. Une colère que même la défense reconnaît comme légitime, face à une provocation qui suggère qu’il a laissé sur elle cette empreinte indélébile. La tension ne quitte pas la salle d’audience pendant deux jours. Les manifestations physiques du traumatisme se multiplient, se faisant plus fréquents à mesure que les heures passent.
Elles s’apaisent, quand certaines femmes prennent la parole. Quand la réalisatrice Mona Achache, ancienne compagne de Christophe Ruggia, vient corroborer les dires d’Adèle Haenel en les comparant à sa propre histoire familiale : « quand je vois l’actrice que devient Adèle, je vois sa colère. Dans sa colère, je vois la colère de ma mère [N.D.L.R., elle aussi victime de violences sexuelles quand elle était jeune]. »
Quand la sœur de Christophe Ruggia, vient confirmer des éléments du dossier à la barre malgré les conséquences sur sa famille. Quand la juge, après avoir posé une question à Mona Achache sur ses filles, lance en direction de la salle dans laquelle se trouve la mère d’Adèle Haenel : « Comme quoi… Tout n’est pas si simple quand on est parent. », comme pour faire disparaître, l’espace d’une seconde au moins, le sentiment de culpabilité qui doit l’étouffer.
Quand, se croisant dans les couloirs du tribunal, ces femmes du public qui ne se connaissent pas se demandent comment elles vont, si elles tiennent le coup. Les larmes coulent sur les joues de certaines quand Adèle Haenel parle de « cette enfant que personne n’a protégée ». Son avocate, Me Michelin, ne peut retenir les siennes lors de sa plaidoirie. Il s’est passé quelque chose entre toutes ces femmes les 9 et 10 décembre.
« Rappeler l’interdit »
« Cette audience doit rappeler l’interdit, rappeler qui était l’adulte et qui était l’enfant. Elle doit remettre le monde à l’endroit » a plaidé la procureure, qui a requis une peine cinq ans de prison dont deux ans ferme aménageables. Le délibéré est attendu le 3 février. De la déposition d’Adèle Haenel, il restera ce qu’elle avait déjà livré au grand public en 2019.
Le témoignage d’une femme qui, comme 10 % de la population française, tente de survivre aux violences sexuelles subies dans l’enfance : « Je ne suis plus une enfant, mais je pense à ceux qui le sont encore, en espérant leur apporter un peu moins de solitude. Je l’ai vécue cette solitude, je sais comme ça m’a donné envie de mourir. Ce que j’ai fait de plus important dans ma vie c’est d’essayer de briser la solitude des enfants qui sont dans cette situation. »
À la sortie de la salle d’audience, une jeune femme du public s’empresse de sortir son téléphone de sa poche et compose un numéro « Allô Simon. Il faut qu’on parle de ce qu’il s’est passé entre nous quand j’avais 14 ans… »