« L’esprit du 11 janvier » : de l’émotion partagée à l’émotion obligatoire
L’anthropologue Alain Bertho se demande comment la sidération légitime des rassemblements du 11 janvier 2015, suite aux attaques terroristes contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher et une policière, a pu à ce point fonder et nourrir une injonction d’État.
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« ‘Je suis Charlie’ est devenu un slogan-valise, récupéré parfois par des gens mal intentionnés » Il y a du Trump dans Valls Dix ans après… Aurel : « Charlie quand ça leur chante »De quoi « l’esprit du 11 janvier » (1) est-il vraiment le nom ? Rarement dans l’histoire une journée nationale de rassemblements et de défilés aura autant pesé sur le devenir de la politique française et du débat public. Comment un tel désarroi de masse a-t-il pu fonder et nourrir une injonction d’État ?
Le 11 janvier 2015, 4 millions de personnes ont défilé en France en réaction au massacre de la rédaction de Charlie Hebdo et de l’attaque de l’Hyper Cacher de Vincennes.
Il n‘y a pas de foule anonyme. Chaque colère collective a sa personnalité, son lexique, ses gestes, ses visages. Chacune donne à son époque sa musique, ses couleurs, ses rêves ou ses désespoirs. L’histoire d’une humanité qui s’institue elle-même est scandée de ces surgissements inattendus. Ces foules, comme on dit, « font l’histoire ». Mais elles ne l’écrivent jamais, tant on s’empresse de le faire à leur place.
Non, il n’y a pas de foules anonymes. Il faut s’y glisser pour en sentir le souffle particulier. Quand les corps font corps, un être singulier et éphémère se forme, fait de volonté, de rage ou de rêves en partage, d’intelligence commune. On n’entre pas dans ces foules de façon innocente. Elles nous prennent, elles nous suivent, elles nous habitent pour longtemps. Pour le meilleur ou pour le pire.
Il y a des foules qui galvanisent l’avenir commun comme celles de la résistance à la réforme des retraites en 2023. D’autres qui le défont, comme le 1er mai 2002. Les mobilisations de panique ou de défaite peuvent être de cette espèce et ébranler durablement les espoirs, les principes et les indignations. Nos émotions partagées peuvent nous amener à construire des consensus funestes et à jeter les bases des catastrophes politiques ultérieures.
Entre les deux tours de l’élection présidentielle qui avait vu Jean Marie Le Pen accéder au 2° tour.
Face au massacre de l’équipe de Charlie Hebdo, le renoncement volontaire fut impressionnant. Le rendez-vous avait été relayé par le pouvoir. Comment peut-on crier son refus de l’horreur en se rangeant derrière les grands de ce monde ? Que dit-on et que se dit-on à soi-même quand on signifie son amour de la liberté et de la République en emboîtant les pas de Viktor Orbán, Benjamin Netanyahou, Sergei Lavrov, Ali Bongo (3), Ahmet Davutoglu (4) ou Nizar al-Madani (5)… Personne ne manquait à l’appel, ni François Hollande, ni Robert Hue, ni Jean François Copé, ni Jean-Christophe Cambadélis.
Président de la République gabonaise.
Ministre des Affaires étrangères de la Turquie.
Ministre des Affaires étrangères d’Arabie Saoudite.
Difficile pourtant de ne pas plonger dans cette marée d’ébranlement, de communion, de chagrins inconsolables comme les larmes sans fin de Patrick Pelloux. Difficile ne pas venir chercher un peu de réconfort et d’empathie pour sa propre angoisse. Mais comment ne pas être transformé par ce moment intense ? « Je suis Charlie », « Paris vivra » ; « Même pas peur »…
Gare à qui n’est pas Charlie sans condition, sans discussion, sans commentaire.
Cette foule innombrable a travaillé sa propre sidération avec une puissance rare. L’ode annoncée à l’esprit critique français se mue en abandon volontaire au pouvoir et à ses symboles, même les plus controversés. Gendarmes, policiers et militaires sont remerciés, applaudis, acclamés, embrassés.
Consensus et défaite de la pensée
Gare à qui n’est pas Charlie sans condition, sans discussion, sans commentaire. Gare à quiconque considère que le rejet de la barbarie n’implique pas l’adhésion sans faille à tous les points de vue des victimes ! Cette France qui se réclamait de Voltaire en avait oublié les leçons.
Voltaire qui « aurait donné sa vie » pour que Jean Calas puisse continuer à écrire, rappelait dans l’Encyclopédie qu’il n’avait « jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase.»
Le consensus est une défaite de la pensée lorsqu’il se construit sur l’escamotage des altérités émotionnelles. Dès le 8 janvier au soir, dans la très populaire ville de Saint-Denis, on avait rarement vu autant de monde rassemblé dans l’émotion sur le parvis de la Basilique. Mais il y avait rarement eu aussi peu « tout le monde ». Certes, le rabbin saluait l’imam. Certes, toutes les querelles avaient été suspendues.
Toute la ville militante, associative, religieuse était réunie. Des mains serrées, des accolades, des sourires et des pleurs soudaient un entre-soi aveugle à l’absence : celle des familles des quartiers. Car s’il fallait « être Charlie » pour afficher son émotion, alors il ne leur restait que l’ombre pour ressasser leur peur et leur malaise.
L’émotion partagée est devenue émotion obligatoire. Alors que le consensus se proclamait « contre tout amalgame », la logique de la peur désignait dans ses actes les ennemis de demain. Dans les collèges, les quelques incidents lors de minutes de silence dans tout le pays sont montés en épingle. Une défiance silencieuse s’installe. Rien ne s’oppose vraiment au déchaînement islamophobe des années suivantes, à l’escalade d’une « laïcité » intolérante, à la démission morale d’une (bonne) partie de la gauche.
Le premier chapitre des abandons contemporains.
En ce sens, « l’esprit du 11 janvier » non seulement écrit le premier chapitre des abandons contemporains mais en assure d’emblée une assise de masse. Comme une sinistre victoire posthume des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly.
Chacune et chacun a vécu l’événement comme une expérience authentique, singulière et intime. Mais toutes et tous ensemble ont produit ce que Le Monde du lendemain a qualifié de « Marche monstre ». Curieuse polysémie pour parler de cette force fondatrice, inconsciente de ce qu’elle était en train de fonder.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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