« Moi, éduc de rue, j’ai été effacé »
Farid Sekta, éducateur de rue, s’adresse ici au président du département du Nord, Christian Poiret.
dans l’hebdo N° 1847 Acheter ce numéro
Le conseil départemental du Nord a décidé de réduire de 25 % les budgets alloués en 2025 aux associations de prévention spécialisées. Indigné, Farid Sekta, éducateur de rue depuis vingt-huit ans à l’Association d’action éducative et sociale (AAES), s’adresse ici au président divers droite du département, Christian Poiret, qui a récemment lancé aux travailleurs sociaux mobilisés contre ces baisses de subventions : « Si vous n’êtes pas bien ici, allez ailleurs ! »
Ce matin, je vous attendais le cœur battant, ces longues minutes intenses sous la pluie à braver la foule, portable en main, prêt à « snaper » un selfie avec la star des réseaux du moment : « CP », alias « Cheval de Proie », influenceur départemental du mépris social. Tel un ado inquiet aux portes d’un concert, craignant qu’on lui refuse l’accès, je jouais mon avenir. En attendant, je « likais » tous vos « posts » sur Facebook, vos laïus bienveillants à l’occasion des « désavœux 2025 ».
Comme moi, vous aimez les belles phrases sur « l’égalité des chances », « le vivre-ensemble », la « solidarité ». Comme moi, vous aimez les mots, c’est pour ça que je vous « follow » sur les meetings pour présenter vos « veux » sur ces maux ; même si au fond ce ne sont que des hashtags vides de sens, des slogans calibrés pour augmenter les flammes. Je souhaitais simplement montrer mon visage en vrai, et partager avec mes 59 collègues « pixélisés » du département, les éducs de rue préinscrits en ligne à France Travail.
Vous avez débranché en moi la dernière connexion humaine avec les quartiers populaires.
Vous êtes passé devant moi en mode « VPN », et là, j’ai senti le « mute » dans les regards qu’on n’a pas échangés. Vous avez débranché en moi la dernière connexion humaine avec les quartiers populaires où le désespoir est déjà en réseau permanent. Je me suis senti scrollé, bloqué, banni du groupe des acteurs de prévention spécialisée. Vous venez de virtualiser votre responsabilité.
Toujours le même problème avec les réseaux : je croyais bien vous connaître, j’admirais la sémantique, et je vous découvre, dans la vraie vie, « matheux », ma pire matière au collège. Vous avez cliqué sur « CTRL ALT SUPPR », avec la froideur d’une intelligence artificielle, la dotation pour mon club de prev’, et ça, sans jamais regarder les données humaines derrière vos décisions binaires.
Moi, éduc de rue, j’ai été effacé. Invisibilisé. Réduit à zéro, un bug, quoi !
Je refuse de me taire, de partir sans hurler ma rage, c’est tout ce qu’il me reste. Je lance l’anathème, je prépare mes cartons et réfléchis à me réinventer. D’ailleurs, la politique, c’est pas mal, hein ? Ce matin, par exemple, je vous aurais dit :
– J’accuse votre politique d’abandon, votre indifférence envers ceux qui donnent tout sur le terrain pour préserver un semblant de dignité et d’espoir dans des endroits que vous ne fréquenterez jamais. Vous avez décidé de couper dans le préventif, attendez de voir combien vous coûtera le curatif !
– J’accuse vos discours lisses, pleins de promesses feintes, pendant que vous signez des arrêtés qui détruisent des vies, gestionnaire du désastre, comptable de la misère, incapable de comprendre ce que signifie vraiment « servir l’intérêt général ».
– J’accuse votre cynisme. Vous savez que ceux qui souffriront le plus de votre décision n’ont pas de tribune ni de voix pour se faire entendre. Vous pariez sur leur silence.
Vous gérez des vies comme des cellules Excel.
Vous gérez des vies comme des cellules Excel, avec un mépris algorithmique glacial. Vous faites le buzz, vous me « spamez » du haut de votre cloud. Vous êtes comme les réseaux sociaux : omniprésent et absent à la fois. Vous créez l’illusion de l’intérêt pendant que la réalité s’effondre.
Je suis éducateur de rue. Enfin, je l’étais, jusqu’à ce que vous décidiez que ma mission était non essentielle, qu’elle ne valait pas le prix d’une ligne budgétaire. Dans votre bureau feutré et climatisé, les mots « quartiers populaires » sont prononcés avec dédain et commisération, vous planifiez des suppressions de postes comme une « modif » de statut sur un réseau social. Vous « optimisez » les budgets comme on trie des notifications. Dans le grand tableau Excel des comptes publics, je ne suis qu’une ligne superflue, une variable d’ajustement sans visage derrière. On ne voit ni enfants ni familles. Un clic, et tout disparaît. Tout, sauf les conséquences. En bon matheux, je vous propose de compter les secondes passées à convaincre un jeune qu’il vaut mieux que ses échecs.
J’étais éduc de rue avant, aujourd’hui déconnecté. Je n’accompagnais pas des avatars ni des gifs, mais des jeunes aux vies réelles et brisées, j’étais là où personne ne voulait aller, j’étais le tampon entre la colère et la catastrophe, dans la rue qui avale les destins, j’étais le pare-feu que vous venez de désactiver.
Votre système vous ment. Mais la rue, elle, ne ment jamais.
Et si vous pensez que mon départ est la fin de l’histoire, vous vous trompez. Parce que je pars avec une certitude : vos chiffres vous mentent. Votre système vous ment. Mais la rue, elle, ne ment jamais. La rue se souviendra : fail system error 404.
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