« La Pie voleuse », l’argent fait le bonheur
Robert Guédiguian met en scène une innocente voleuse, un coup de foudre, une relation père-fils…
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La Pie voleuse / Robert Guédiguian / 1 h 41.
C’est l’une des plus belles scènes de baiser que le cinéma nous ait offertes. Pour différentes raisons, rien ne prépare à ce qui va se passer. Jennifer (Marilou Aussilloux) et Laurent (Grégoire Leprince-Ringuet) se connaissent à peine et sont en conflit. Mais la première vient s’expliquer auprès du second, transie d’émotion parce qu’elle doit faire un aveu difficile. Elle est debout, il est assis à son bureau. Honteuse, elle parle sans pouvoir contenir ses sanglots ; il l’écoute, un peu abasourdi.
Plan suivant : elle est de dos, toujours en pleurs, il entre dans l’image, posant doucement sa main sur l’épaule de la jeune femme. Elle se retourne lentement. Il lui essuie ses larmes. Le silence se prolonge, ils se regardent. Le visage de Laurent, où passent des expressions furtives, est indéchiffrable. Puis il avance sa bouche pour un premier baiser. Les acteurs jouent à merveille cet élan qui dépasse la volonté de leurs personnages, entre incrédulité et nécessité.
Tout est juste dans la façon de filmer, les plans sont au cordeau, leur durée millimétrée, le tout donnant une scène splendide de retournement de situation, accompagnée par les notes déliées de Michel Petrossian, discrètes avant de prendre l’allure d’un galop bref et lyrique.
Robert Guédiguian metteur en scène (le cadre, le plan, la direction d’acteurs, le montage…) n’est pas moins intéressant que le « cinéaste engagé ». Peut-être même l’est-il davantage. En tout cas davantage que l’étiquette que l’on appose trop souvent sur son cinéma, réduisant celui-ci à l’expression d’émotions qui viendraient illustrer un discours généreux et progressiste. Certes, le réalisateur de Marius et Jeannette n’est pas avare de paroles, ni dans l’espace public, endossant alors la figure de l’intellectuel, ni même parfois dans ses films, où il arrive qu’il s’adresse directement aux spectateurs via un personnage.
Profondeur
Mais le cinéma n’est pas un haut-parleur (ou, tout du moins, pas seulement). Celui de Guédiguian développe une palette artistique qui donne une profondeur, une perspective dirait-on en peinture, à son potentiel politique – un potentiel en trois dimensions, et non un message plat et univoque – et à ce qu’il contient de réflexion sur l’humain, sur ses doutes, ses contradictions, ses aspirations, ses passions et sa responsabilité. La Pie voleuse, son vingt-quatrième film après Et la fête continue ! (2023), en apporte un nouveau témoignage qui se décline sur différents registres. Comme la scène évoquée ci-dessus.
Autre exemple : l’attention portée aux habitations des personnages, situées à l’Estaque, le quartier fétiche et natal du cinéaste. Maria (Ariane Ascaride) et Bruno (Gérard Meylan), les parents de Jennifer, désargentés, se sont endettés naguère pour acquérir une maison avec une modeste piscine, vide – peut-être l’a-t-elle toujours été –, et un intérieur froid (la table au modernisme en noir et blanc).
Aide à domicile, Maria travaille chez des personnes qui vivent dans des maisons plus confortables, plus grandes, comme celle, avec sa large terrasse et son point de vue sur la mer, de M. Moreau (Jean-Pierre Darroussin), un professeur à la retraite cloué dans un fauteuil roulant – qui est aussi le père de Laurent, vu plus haut. La caméra capte ces décors sans s’y appesantir, mais leur signification à la fois sociologique et existentielle se passe de commentaire.
Discernement
La « pie voleuse » n’est pas l’opéra de Rossini, c’est Maria. Dieu sait si Robert Guédiguian a offert de beaux personnages à Ariane Ascaride. Celui-ci brille par sa complexité, son ambivalence, et son goût pour la musique dont on ne sait d’où il lui vient.
Maria pique de l’argent aux gens dont elle s’occupe ; en même temps, elle leur renvoie plus qu’une attention bienfaisante : elle veille sur eux comme le ferait une amie. Cet argent, elle le destine à son petit-fils (le fils de Jennifer) pour payer ses cours de piano, parce qu’elle voit en lui un futur virtuose ; elle le dépense aussi pour de menus plaisirs, comme celui de se payer une douzaine d’huîtres, qu’elle déguste en regardant sur son téléphone un concert d’Arthur Rubinstein, qu’elle savoure tout autant.
Maria chaparde avec discernement. Ce sont quelques billets chez une dame moins dotée, des chèques un peu plus importants chez M. Moreau. Mais elle n’y voit pas le mal. Les volés ne s’en rendent pas compte – ils ne souffrent pas de cet argent évanoui. Son emploi est contraignant – elle doit pointer, ne pas perdre une minute – alors qu’il lui arrive de réconforter ces personnes âgées en passant du temps auprès d’elles en dehors de ses heures. Il est amusant de noter qu’elle qualifie de « voleur » le syndic cherchant à déloger une locataire depuis longtemps dans les lieux pour augmenter le loyer. Ne l’est-il pas effectivement bien plus qu’elle, en toute légalité ?
Le vol est un thème récurrent chez Guédiguian. Souvent dans l’esprit « Robin des bois » : on prend là où se concentre la richesse pour la partager. C’est le cas dans L’argent fait le bonheur (1993), où toute une cité organise le braquage pacifique d’une banque.
L’activité de Maria se rapproche davantage d’un autre film du cinéaste, avec lequel La Pie voleuse ne cesse de dialoguer : Les Neiges du Kilimandjaro (2011), qui était jusqu’alors le dernier en date à avoir été tourné à l’Estaque. Il s’agit de sa version violente : un jeune homme prend part à un cambriolage avec coups et blessures chez un vieux couple d’ouvriers au niveau de vie convenable. Sa motivation : fraîchement licencié, il a seul à sa charge ses deux petits frères.
Redistribution
Sans commune mesure, Maria procède plus doucement. Mais la logique reste la même : une meilleure redistribution des richesses, y compris entre la classe moyenne et ceux qu’on désignait du nom de prolétaires. Une redistribution à rayon d’action limité, familial : les grandes solidarités ont disparu.
Quand Maria vole pour son petit-fils, son geste est à la fois généreux et égoïste, puisqu’il est manifeste qu’elle rêve son destin de grand pianiste par procuration. Mais n’est-ce pas ce qui reste aux pauvres, l’existence par procuration ? Elle rejette en tout cas toute réinvention embellie a posteriori de sa vie, comme le fait maladroitement M. Moreau, imaginant les deux tourtereaux qu’ils auraient pu être des décennies plus tôt : pour elle, l’exercice est trop amer.
Si les spectateurs restent du côté de Maria, c’est aussi parce que la comédienne qui l’incarne lui insuffle une sacrée humanité. Il faut voir le visage décomposé, le regard perdu d’Ariane Ascaride quand, soudain, la réalité rattrape Maria et que son rêve s’écroule, comme elle, littéralement. Ajoutons que M. Moreau, lui aussi, garde à Maria son affection même une fois la « trahison » de son aide à domicile découverte. On dira : voilà bien un personnage au grand cœur, guédiguianesque à souhait !
Encore faut-il, en l’interprétant, ne jamais tomber dans le sentimentalisme ou le kitsch. Jean-Pierre Darroussin sait garder l’équilibre. En particulier quand M. Moreau vient plaider la cause de Maria au commissariat et qu’il se met à dire, le souffle vibrant et le corps tendu dans son fauteuil de handicapé, un passage des « Pauvres Gens », le poème de Victor Hugo (qui sous-tendait l’intrigue des Neiges du Kilimandjaro).
Strates
Avec le temps qui passe, le cinéma de Robert Guédiguian s’étoffe de strates existentielles, en écho avec l’organisation chorale de ses scénarios, couvrant trois générations. D’où, à côté du vol, bien d’autres motifs : un rapport père-fils, la frustration de ne pouvoir pratiquer un art par manque de moyens, le coup de foudre et l’amour sur la durée (« Crois-tu qu’il y a encore quelque chose entre nous ? », demande Bruno à sa femme, Maria, doutant, après tant d’années de vie commune, de sa capacité intérieure à offrir, lui, le chômeur et le joueur invétéré).
C’est aussi un cinéma chargé du chagrin des départs : ainsi, La Pie voleuse sera le dernier film où apparaît l’un des comédiens les plus anciens de la troupe, Jacques Boudet, mort en 2024. Mais, désormais, M. Toulouse, qu’il incarne dans ce film, est immortel.