« Climat délétère » et « management toxique » : la Cinémathèque française en pleine tourmente
Le musée du cinéma est traversé par une crise profonde, réveillée par l’annulation de la projection du Dernier Tango à Paris, où est filmée une réelle agression sexuelle. Les coulisses de l’institution continuent d’être marquées par un climat social « délétère » dont un rapport d’inspection s’inquiétait déjà en 2020, révèle Politis.
Les vacances furent de courte durée. À la Cinémathèque française, les fêtes de fin d’année ont pu donner un peu de répit aux salarié·es et à la direction, mais rares sont les personnes qui n’avaient pas en tête la crise – profonde – qui traverse depuis plusieurs semaines le célèbre musée du cinéma. Conseil d’administration extraordinaire, tracts syndicaux, réunion électrique avec le personnel, audition par la commission d’enquête parlementaire sur les violences sexuelles dans le cinéma et bouillonnement d’Instagram : 2025 semble démarrer avec le même degré de tension que 2024 s’est achevée.
Cette crise a ouvert la boîte de Pandore.
En cause, un événement qui a fait ressurgir des visions différentes, voire opposées, des missions de l’institution. Pire : ces positions n’ont pas manqué de réveiller, ça et là, des incidents violents jusqu’alors enfouis dans le passé de la Cinémathèque et que révèle Politis. « Cette crise a ouvert la boîte de Pandore », décrit, sous couvert d’anonymat, une salariée. L’étincelle : l’absence de recontextualisation du Dernier Tango à Paris, le film du réalisateur italien, Bernardo Betolucci, initialement prévu dans le cadre d’une rétrospective sur l’acteur américain, Marlon Brando, et dont la projection a finalement été annulée.
Ce film, sorti en 1972, raconte une relation violente entre Paul (Marlon Brando) et Jeanne (Maria Schneider), à Paris. Il est surtout connu pour une scène de viol où l’on voit Paul sodomiser Jeanne en utilisant du beurre comme lubrifiant. Cet élément n’étant pas prévu au scénario, Maria Schneider a été obligée de vivre devant la caméra ce qu’elle qualifia, plus tard, de « viol symbolique ». C’est tout l’objet du film, Maria, de Jessica Palud, projeté au Festival de Cannes, en juin dernier.
Après une première vague de vives protestations sur les réseaux sociaux, la direction de la Cinémathèque avait décidé d’accompagner le film par une présentation de Jean-François Rauger, le directeur de la programmation. C’est ce que ce dernier avait assuré à la journaliste et autrice de Désirer la violence (Les Insolentes), Chloé Thibaud, qui l’avait interpellé et dont l’échange de mails a été posté sur Instagram. La Cinémathèque a finalement décidé d’annuler la projection, arguant d’un « risque sécuritaire ».
Entre temps, des extraits d’interviews du directeur général, Frédéric Bonnaud, sur le mouvement #MeToo et le cinéma, chez Mediapart, en 2017, et de Jean-François Rauger sur le Dernier Tango à Paris, dans Hors-Série, en 2023, circulaient sur Internet, remuant des critiques sur une programmation sexiste. Contactés, le directeur général et le directeur de programmation n’ont pas répondu à nos demandes d’interview.
Ambiance « électrique » et échanges « très tendus »
L’événement, loin d’être anecdotique, a profondément marqué plusieurs des 200 salarié·es de la Cinémathèque française. Il a fait remonter à la surface des questionnements qui traversent l’institution financée majoritairement par des deniers publics : quels films projeter ? Comment ? Avec quel accompagnement ? Que répondre au public, et notamment à celui, plus jeune, qui s’interroge sur des sujets de société reflétés au cinéma ? Que dire des violences sexistes et sexuelles entourant un long-métrage ? Ces questions ont pu être posées par les salarié·es lors d’une réunion avec la direction, le 9 janvier. Contacté·es, plusieurs décrivent des échanges « très tendus » et une ambiance « électrique ».
Les victimes, c’est qui ? C’est Maria Schneider ? Elle est morte il y a 20 ans !
F. Bonnaud
« J’ai trouvé que Frédéric Bonnaud ne répondait pas aux questions. Qu’il parlait beaucoup de lui, de ce qu’il avait fait par le passé, et qu’il était assez agressif », explique salariée. Plusieurs personnes ont vu du « mépris » dans son attitude et en ont fait part à la DRH pour décrire leur surprise.
À quelqu’un qui a regretté que, dans l’annonce de l’annulation de la projection postée sur les réseaux sociaux, aucun mot de soutien n’ait été dirigé à l’égard des victimes de violences sexuelles, le directeur s’est emporté : « Là vous délirez. Les victimes, c’est qui ? C’est Maria Schneider ? Elle est morte il y a 20 ans ! Arrêtez ! Vous n’êtes pas l’avocat de Maria Schneider ! Ça veut dire quoi, marquer son soutien aux victimes ? Vous n’êtes pas un tribunal ! Vous n’êtes pas une infirmerie ! Vous travaillez dans un musée ! Vous travaillez dans une cinémathèque ! Vous vous croyez où ? Je ne crie pas ! Vous vous croyez sur un plateau de télé ! »
Pendant les deux heures de réunion, Frédéric Bonnaud est notamment revenu sur ce qui aurait abouti, selon lui, à l’annulation du Dernier Tango à Paris. Pour le directeur général, présent à ce poste depuis 2016, l’institution a été confrontée à une « tentative de chantage ». Il a affirmé être en possession de mails évoquant des « messages comminatoires » de Chloé Thibaud, menaçant, selon lui, de « mettre la misère » à la direction si la Cinémathèque ne lui confiait pas la présentation du Dernier tango à Paris.
« La Cinémathèque ne se plie pas à l’air du temps »
Une version qui est contredite par les échanges publiés par la journaliste sur ses réseaux sociaux, où il n’est nulle part question d’un tel chantage. « Les propos tenus par Frédéric Bonnaud relèvent de la diffamation. Ses mensonges et son mépris s’inscrivent dans une stratégie consciente visant à me décrédibiliser. Je n’ai jamais échangé avec lui, ni à l’écrit ni à l’oral. J’ai rendu publics les deux seuls et uniques mails que j’ai envoyés à l’équipe de communication de la Cinémathèque et à Jean-François Rauger, qui sont toujours disponibles sur mon compte Instagram », explique la journaliste, qui s’apprête à envoyer un courrier de mise en demeure par son avocate au patron de la Cinémathèque.
C’est une violence généralisée et banalisée, qui permet à ces gens d’exister et d’exercer en parfaite impunité.
Seule la directrice générale adjointe Peggy Hannon, arrivée en mars 2020, admet des erreurs devant la petite centaine de salarié·es présent·es à la réunion. « Il y a eu un loupé sur la programmation et l’accompagnement, et un loupé sur la communication et la gestion de crise », a-t-elle indiqué. Elle ajoute qu’une « société de communication qui fait de la gestion de crise et de l’accompagnement sur l’image » a été sollicitée par la direction. Pour une salariée, ce mea culpa et cette proposition concrète « ont le mérite d’exister ». « Frédéric Bonnaud, lui, n’a été que dans la provocation et le mépris », lâche-t-elle. Pour le directeur et ancien journaliste, la Cinémathèque « ne se plie pas à l’ère du temps, elle ne rentre pas dans le rang. »
Pourtant, deux jours plus tôt, les administrateurs de la Cinémathèque, réuni·es en conseil d’administration extraordinaire le 7 janvier, ont donné une vision bien plus nuancée. Les professionnels du cinéma ont tenu à rappeler « la nécessité de veiller à ce que la présentation des films au public tienne compte de l’éclairage rétrospectif que projette sur certaines œuvres l’écoulement du temps, l’évolution de la société et le respect dû aux victimes. »
Pour des salarié·es travaillant à la Cinémathèque depuis plusieurs années, les « accès de colère » de Frédéric Bonnaud et « cette manière de dire que seuls lui et les autres membres de la directions sont compétents pour parler de cinéma » ne les surprennent pas. Selon eux, ces attitudes illustrent un problème structurel au sein de l’institution, traversée par de nombreux cas de souffrances parmi les salarié·es.
D’autres, encore présents ou étant déjà partis, pointent une volonté de « s’autoprotéger » au sein de la direction, ramassée autour d’un noyau de seulement quelques hommes, comme Frédéric Bonnaud, Jean-François Rauger, Bernard Benoliel, à l’action culturelle et éducative, ou Joël Daire, directeur du patrimoine. « C’est une violence généralisée et banalisée, qui permet à ces gens d’exister et d’exercer en parfaite impunité », raconte une ancienne salariée de la Cinémathèque. Preuve en est : toutes et tous ont réclamé l’anonymat, craignant des répercussions pour leur avenir professionnel, dedans ou en dehors de l’institution.
« Des faits de harcèlement moral »
Entre 2005 – année où la Cinémathèque a déménagé rue de Bercy –, et aujourd’hui, pas moins de sept services ont vu passer leur vague d’alertes pour des risques psycho-sociaux sur des salarié·es. Rares sont les départements qui n’ont pas été concernés. « C’était un management toxique et soutenu », témoigne l’une d’elle au service des ressources humaines, touché il y a quelques années. Un des cas les plus graves reste celui intervenu au sein de la direction de la programmation, pilotée par Jean-François Rauger depuis quasiment trente ans.
Un rapport de l’inspection du travail daté du 5 mars 2020 relate sans ambages la gravité du climat social. Il a été produit après une alerte du CSE pour un danger grave et imminent, alors qu’une salariée se trouvait en extrême souffrance suite à plusieurs réunions avec Jean-François Rauger. « Il apparaît que les événements ayant conduit à l’alerte du CSE traduisent notamment un climat délétère dans ce service et de manière générale au sein de la Cinémathèque », écrit l’inspecteur après sa visite effectuée quelques semaines plus tôt.
Des actes violents et d’intimidations m’ont été rapportés.
Inspection du travail
« Des actes violents et d’intimidations m’ont été rapportés en nombre dans le service de la programmation. Je vous informe que s’ils sont avérés, ces actes constituent des faits de harcèlement moral », peut-on lire sur le document consulté par Politis. Ce rappel à l’ordre de l’inspection du travail n’est pas le premier. Celle-ci avait déjà identifié « des problématiques sur les RPS entre 2015 et 2017 », poursuit le document. L’inspectrice de l’époque avait indiqué que « ‘l’urgence des mesures correctives et préventives’ n’était plus à démontrer en matière de RPS », rapporte son collègue. D’après nos informations, une expertise par un cabinet agréé a aussi eu lieu entre avril et juillet 2017 dans deux autres services que celui de la programmation.
Dans sa réponse à l’inspection du travail, le directeur général adjoint (DGA) de l’époque, resté à ce poste moins d’un an, rappelle les rendez-vous réguliers de la direction avec la salariée en question, ainsi que la mise en place de formations organisées pour les managers. S’agissant de la programmation, « M. Rauger a d’ailleurs reconnu, à l’issue de l’ensemble de ces échanges, s’être livré à un mouvement d’humeur », admet le DGA. La direction choisit finalement de lui notifier un avertissement, dont Jean-François Rauger a « contesté la proportionnalité ».
Dans son long mail de départ, envoyé aux équipes le 23 janvier 2020, le DGA écrit cette phrase énigmatique : « On peut aussi, je l’ai tristement constaté, se sentir atteint dans son intégrité par des gestes, des mots, des comportements vécus dans son environnement de travail. » Contacté, ce dernier n’a pas répondu à nos sollicitations.
« Des téléphones lancés contre les murs »
Quelques années auparavant, un autre salarié dit avoir connu « la violence » de Jean-François Rauger. Mais cette fois-ci, physiquement. Alors que la tension grandissait à l’arrivée d’une rétrospective du cinéma en 70 mm, une copie d’un film ne peut finalement pas être projetée à l’ouverture de l’événement. Le jour J, selon des témoins, Jean-François Rauger aurait asséné un violent coup de poing au visage du salarié, qui l’a saisi ensuite par le col sous les insultes du directeur. La direction, quant à elle, a adressé un blâme aux deux individus. Le technicien, de son côté, s’est mis en arrêt pendant un an, avant de quitter définitivement la Cinémathèque.
Je suis tout à fait prêt à sauter.
F. Bonnaud
D’autres éléments reviennent auprès de plusieurs personnes ayant croisé le chemin de Jean-François Rauger. L’une d’elle pointe une personnalité « très colérique, voire violente », quand d’autres rapportent leur crainte « de savoir quand il allait exploser ». Plusieurs sources décrivent des moments où des « stylos étaient jetés en réunion » ou « des téléphones lancés contre les murs, dont plusieurs ont dû être remplacés. » Si certains collaborateurs ont pu alerter les différentes directions successives, les personnes mises en causes ont très rarement été inquiétées.
« On nous expliquait qu’untel ou unetelle dans une direction était trop compétent·e, que c’était son caractère et que c’était aux salariés de changer, de s’adapter », souffle une personne. Non sans accroître les souffrances au travail ou renforcer l’impression que jamais, les choses ne changeront.
C’était, peu ou prou, la conclusion de Frédéric Bonnaud à la réunion du 9 janvier : « On n’est pas indispensables, on peut partir demain. C’est juste que pour faire fonctionner cette maison, il faut des spécialistes. Si on vire les deniers cinéphiles, ce qu’il va se passer, c’est qu’on va être remplacés par des énarques. » Avant d’ajouter, laissant à certaines personnes présentes l’impression que le vent pourrait bientôt tourner : « Je suis sur un siège éjectable permanent. Et je suis tout à fait prêt à sauter. »