Crip time, nouvel art de vivre ?

La militante antivalidiste, Céline Extenso, membre du collectif Les Dévalideuses, appelle à se ré-approprier ce que le système capitaliste qualifie de temps ralenti, ou perdu, et dont les personnes handicapées font l’expérience quotidienne.

Céline Extenso  • 29 janvier 2025
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Crip time, nouvel art de vivre ?
© Elena Koycheva / Unsplash

La vie d’une personne handicapée est souvent supposée inactive, écoulant son ennui devant sa télévision. Lorsqu’arrive quelque chose dans nos vies, au hasard un travail, parce qu’il faut bien payer ses factures, le monde se réjouit alors : « Oh ! c’est bien, ça t’occupe !  »

La réalité, c’est plutôt que les personnes handicapées manquent de temps pour mener pleinement leur vie et s’y épuisent.

Il existe un mot pour désigner la temporalité mal perçue dans laquelle vivent les personnes handicapées : le crip time.

Le mot crip vient de crippled (en anglais : estropié, boiteux), une insulte que se sont réappropriée des militant·es handis et queers pour décrire leur mouvement.

Nous vivons dans un monde à cent à l’heure, impatient et nerveux, qui méprise les plus lents.

Le crip time, c’est un temps ralenti. Des actes quotidiens qui prennent plus de temps. Des déplacements ralentis, pour raisons de motricité ou d’inaccessibilité de transports. Une élocution ralentie. Des détours imposés pour contourner l’inaccessibilité, pas seulement physique. Une anticipation kafkaïenne (vous ne pouvez prendre un train que si vous avez rempli un formulaire 24 heures auparavant, et vous êtes présenté trente minutes avant le départ). Des retards subis qui semblent aller de soi puisque nous sommes « patients » (auxiliaire de vie, rendez-vous médicaux, transports adaptés…). Des projets annulés en dernière minute pour cause de santé fluctuante.

Le crip time, c’est aussi le temps du repos incompressible. Nos fatigues chroniques ne nous offrent que peu d’heures « actives » par jour, et chaque effort se monnaye cher en récupération.

Le crip time, c’est aussi sur le long terme. Nos vies zigzaguent sans suivre l’ordre de ce qui doit être fait à un âge donné (marcher, lire, vivre seul ou connaître l’amour). Souvent, nos espérances de vie ont également une autre échelle.

Pourtant nous vivons dans un monde à cent à l’heure, impatient et nerveux, qui méprise les plus lents. Un monde capitaliste, qui compte tout, et mesure la valeur des vies humaines en temps de force de travail exploitable. Et à part dans les établissements et services d’accompagnement par le travail (Esat), ce monde trouve peu comment nous exploiter. Parce que jugée inefficace ou trop lente, nous représentons une population inintéressante. Le système préfère nous mettre en marge, en institution spécialisée ou à domicile. Le monde préfère effacer nos existences.

Sur le même sujet : Fin de vie : pour les personnes handicapées, « la mort ou quelle vie ? »

Pourtant, depuis notre crip time, nos bulles de présence sont aussi significatives que les vôtres. Ni plus ni moins. Nos instants ont du sens, ils nous construisent et participent au monde.

Ne pourrait-on évaluer les humains par la qualité et non la quantité de leur présence et de leurs actions au monde ?

Le crip time n’est pas si loin de vous, les personnes touchées par un covid long en ont fait l’amère expérience.

Il est regrettable que la gauche ne se saisisse pas davantage de nos situations hors-cadre, incadrables. Car le crip time n’est pas si loin de vous, les personnes touchées par un covid long en ont fait l’amère expérience ces dernières années. Mais vous y faites aussi de brefs passages lorsque vous êtes temporairement malade ou blessé, ou quand votre tempo rencontre celui d’un de vos semblables qui est handicapé.

La convergence des luttes sociales vers un crip time flexible pour tous est éminemment politique, et étayera la construction d’une nouvelle forme de société moins productiviste, plus égalitaire et moins violente.

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