« Désarmer Bolloré », nouvelle convergence des luttes antifascistes
La campagne, initiée par plusieurs dizaines d’organisations, vise à encourager un « nouveau front antifasciste » face à la montée de l’extrême droite en France. Des actions ont lieu en France, depuis le 29 janvier et jusqu’au 2 février, et ont vocation à continuer dans les mois à venir.
Une pieuvre. C’est l’image qui colle à la peau de l’empire Bolloré pour prendre conscience de son omnipotence dans les sphères industrielles, politiques, médiatiques, financières… Aujourd’hui, le groupe Bolloré, c’est une multitude de filiales et de branches : la communication et les médias avec Vivendi et Universal, l’industrie avec Bolloré Energy, l’agriculture avec la Socfin en Afrique et en Asie, mais c’est aussi l’automatisation du contrôle d’accès, de la « gestion des flux et des frontières » avec Automatic Systems et Easier, la sécurisation de l’espace public avec Indestat, le conseil en numérique au service de la ville connectée avec Polyconseil…
Une omniprésence pour façonner la société selon les idées de l’extrême droite. Des organisations antifascistes, écolos, antiracistes, féministes ont décidé, elles aussi, de déployer leurs tentacules autant que possible sur tout le territoire, pour contrer les ambitions du milliardaire qui construit et façonne son empire depuis des décennies. Du 29 janvier au 2 février, la campagne « Désarmer Bolloré » veut ainsi rendre visible la bataille de civilisation qui se joue dans l’Hexagone.
Le tourbillon d’émotions ressentis à gauche au moment de la dissolution de l’Assemblée nationale en juin dernier, puis dans l’entre-deux tours des élections législatives, a incité des organisations à se réunir, notamment celles et ceux qui préparaient les mobilisations du Village de l’eau contre les mégabassines. Leur obsession : comment faire rempart à l’extrême droite tout en poursuivant les mobilisations et les luttes de terrain ? Se concentrer sur Vincent Bolloré et son empire a fait consensus.
Le lien est évident entre ses bénéfices industriels et la mise en œuvre d’une mission qu’il qualifie de civilisationnelle.
Paula
« Le groupe Bolloré a des sièges, des usines, des noms, des lieux sur tout le territoire, qu’on peut cibler facilement, et le lien est évident entre ses bénéfices industriels et la mise en œuvre d’une mission qu’il qualifie de civilisationnelle, fondée sur la montée de l’extrême droite en France, raconte Paula*, membre de la coordination de la campagne « Désarmer Bolloré ». « L’idée de la campagne contre Bolloré est née comme un nouveau front antifasciste, totalement connecté aux préoccupations initiales des Soulèvements de la Terre que sont la lutte contre l’artificialisation et l’accaparement des terres et de l’eau. »
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
L’ampleur de l’empire
Le premier appel à « désarmer l’empire Bolloré », signé par 150 organisations écologistes, féministes, antiracistes et des syndicats, incitait, en premier lieu, à mener l’enquête pour révéler l’ampleur de l’empire. Des cellules d’enquêtes ont été créées, composées de militant·es, de journalistes et d’organisations ayant l’habitude d’enquêter sur ces sujets comme Oxfam, Attac, l’Observatoire des multinationales. Trois pôles ont vu le jour : le pôle médiatique, celui de l’industrie et la filière agricole, avec dans le viseur la Socfin, dont Bolloré est le second actionnaire.
Une cartographie collaborative de l’empire industriel et médiatique de Bolloré est toujours en cours de construction. Des rencontres ont permis de sceller des alliances entre diverses sphères militantes, que ce soit les Soulèvements de la Terre, les collectifs antifa, le mouvement climat, les libraires indépendants, les syndicats d’enseignants, de la presse, de la culture…
Les dernières élections ont bien montré à quel point Bolloré avait eu une influence sur l’opinion publique.
C. Converset–Doré
« Les dernières élections ont bien montré à quel point Bolloré avait eu une influence sur l’opinion publique, et ses médias véhiculent en permanence des idées racistes, coloniales, sexistes, climatosceptiques. Une parole carbofasciste qui prône des solutions à rebours de l’urgence climatique, avec l’objectif de détourner l’opinion publique de ces questions là, au profit de sujets identitaires afin que les intérêts d’entreprises, qu’on peut qualifier de criminelles climatiques, puissent continuer leurs activités », commente Clem Converset–Doré, porte-parole d’Action Justice Climat Paris (ex-Alternatiba Paris).
Le mouvement écolo, qui était aux avant-postes des mobilisations pour le climat, a décidé en avril 2024 de rompre avec le réseau national, afin de réorienter sa stratégie et de lier davantage lutte contre le changement climatique et contre l’extrême droite. Cibler l’empire Bolloré était donc une évidence pour lui aussi. Les forces vives étant de plus en plus nombreuses et motivées, le passage à l’action pouvait commencer.
Point de bascule
En juillet 2024, Action Justice Climat Paris organise une cérémonie devant l’Arcom pour remettre les « Toutous d’or » à Cyril Hanouna et Pascal Praud, stars des chaînes C8 et Cnews, détenues par Bolloré, au moment où l’attribution d’un canal TNT à C8 est en discussion. En décembre, une centaine de personnes organisent à Paris une contre-assemblée générale face à celle du groupe Vivendi, détenu en partie par le groupe Bolloré. Quelques jours plus tôt, les libraires avaient lancé une offensive remarquée avec une tribune appelant à boycotter certains des livres « édités par les maisons du groupe Hachette, qui appartiennent maintenant à l’empire de Vincent Bolloré ».
« La sortie du livre de Jordan Bardella chez Fayard a été un point de bascule car il faut rappeler que l’extrême droite n’avait plus d’éditeur depuis 25 ans ! En tant que libraires, on voulait réaffirmer notre envie de continuer à vendre des livres qui font la part belle à plein d’histoires, plein d’aventures, plein de vies qui ne sont pas forcément celles très réduites que l’extrême droite essaye de promouvoir », glisse Basile*, libraire dans le centre de la France.
« Ce n’est pas toujours facile, notamment dans les librairies situées en milieu rural, car nous avons quand même une sorte de devoir de service envers les clients, même ceux qui lisent ces livres. Mais nous essayons de faire de la pédagogie sur l’écologie du livre, la montée de l’extrême droite dans le monde de l’édition depuis 30 ans et des conséquences sur les librairies indépendantes », ajoute Anne*, sa collègue.
Si la mainmise de Bolloré sur les médias et le monde de l’édition semble déjà trop avancée pour un retour un arrière, concernant le monde de l’éducation, il y a encore l’espoir d’y échapper. Dans une tribune publiée il y a quelques jours, des personnels de l’Éducation nationale, des syndicalistes et parents d’élèves s’inquiètent de l’intrusion des idées prônées par Bolloré dans les salles de classe, par le biais des manuels scolaires. Pour Peggy Soulaine-Rathat, cosecrétaire départementale du Snuipp-FSU 17, il faut alerter sur le projet du gouvernement de labelliser les manuels scolaires.
« Si ce projet se concrétise, l’argent public serait directement injecté dans des maisons d’édition, car il faut savoir que Bolloré possède plus de la moitié de l’édition des livres scolaires, via le groupe Hachette, et Kretinsky – autre réactionnaire – le groupe Editis, s’indigne l’institutrice de La Rochelle. Qu’est-ce qui garantira la liberté éditoriale, pour le moment laissée aux chercheurs et chercheuses, et notre liberté pédagogique ? Qu’est ce que cela donnerait, par exemple, sur le programme d’éducation à la vie affective et sexuelle ? » Pour le moment, les mots d’ordre sont pédagogie et sensibilisation, afin d’informer un maximum d’enseignants et de parents d’élèves et créer un réseau de vigilance.
Actions publiques
Cette première campagne d’actions « Désarmer Bolloré » a le même objectif : informer partout en France. Environ onze actions publiques ont été annoncées jusqu’au 2 février, et une dizaine se prépare en catimini.
« Le principe des actions décentralisées suit ce qui a été mis en place par les Soulèvements de la Terre et d’autres organisations l’année dernière pour les journées d’action contre Lafarge et le monde du béton, ce qui permet la montée en puissance et la mue vers une régionalisation des comités locaux, avec des intercomités des Soulèvements de la Terre qui se dotent de bases matérielles, se forment à la coordination d’action et de divers moyens de s’autonomiser. Cela permet à tous les groupes de s’organiser selon leurs modalités et de frapper sur tout le territoire », détaille Paula*.
À Grenoble, la mobilisation a voulu rendre visible la collaboration entre l’Université Grenoble Alpes et l’entreprise Blue solutions de Vincent Bolloré, qui produit des batteries au lithium. Les manifestants ont dénoncé l’accaparement de l’argent public de la recherche pour continuer à développer des activités minières dans les pays du Sud.
À Montpellier, c’est le partenariat entre le Centre de coopération Internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et la Socfin qui était dans le viseur. La société PalmElit, qui étudie les semences de palmier à huile, est détenue à 60 % par le Cirad, et semble entretenir des liens avec l’entreprise Socfin de Vincent Bolloré, qui gère des dizaines de milliers d’hectares de palmiers à huile et d’hévéas en Afrique et en Asie, au détriment des populations locales. Les objectifs : informer, ouvrir le débat et dialoguer avec des chercheurs.
À Paris, une banderole « Bolloré fascise la France » a été collée sur la façade de l’École supérieure de journalisme de Paris, rachetée en novembre 2024 par un groupe d’investisseurs milliardaires, dont Vincent Bolloré, Bernard Arnaud et Dassault.
Parmi les rendez-vous de ce premier week-end de février, il y a aussi le « pot de départ de Bolloré », sous forme de fest-deiz sauvage à la Pointe de Beg Meil à Fouesnant (Finistère), sur les terres du milliardaire, dimanche 2 février. Un carnaval populaire pour « chanter que la Bretagne n’est pas une terre de milliardaires, mais une terre solidaire ».
Dans la zone commerciale de Chasseneuil-en-Poitou (Vienne), près du Futuroscope, une parade carnavalesque autour de l’entrepôt Bolloré Energy aura lieu samedi 1er février. À Besançon, une action et un village associatif dans le centre-ville, samedi 1er février, permettront d’informer les habitants sur une entreprise méconnue de l’empire Bolloré : Easier. Celle-ci élabore des outils de surveillance, notamment des systèmes de « gestion et contrôles de flux aux frontières ».
« Un acte de légitime défense »
« Nous avons découvert l’existence de cette filiale grâce à l’enquête de la campagne ‘Désarmer Bolloré‘, explique Toupie*, militante du comité local des Soulèvements de la Terre et de l’association Solmiré (Solidarité Migrants-Réfugiés). Les jeunes mineurs isolés que nous accompagnons vont tenir un stand au village associatif afin d’expliquer leur situation mais aussi faire le lien entre le contrôle des frontières et les conséquences sur leur quotidien, notamment le fait d’avoir laissé leurs empreintes et d’être fichés qui les empêche de passer d’une ville à une autre. »
Nous montrons qu’on s’attaque en réalité aux armes pointées sur nous et sur le vivant.
Paula
D’autres actions se préparent pour ce week-end, mais également dans les mois à venir, afin de poursuivre et réussir le « démantèlement du système Bolloré » et le désarmer avant les élections municipales de 2026 et la présidentielle de 2027. « Pour nous, le mot ‘désarmer’ dit bien davantage que le terme de ‘sabotage’, il permet de reconceptualiser cette modalité d’action sans pour autant se détacher de son histoire, notamment syndicale, ouvrière et paysanne, précise Paula. Ainsi, nous montrons qu’on s’attaque en réalité aux armes pointées sur nous et sur le vivant, donc qu’il s’agit là d’un acte de légitime défense. »