Comprendre le pacte de corruption Sarkozy-Kadhafi

Yannick Kergoat livre un documentaire sur le financement libyen de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Un film d’utilité publique à l’heure où s’ouvre le procès de ce scandale hors norme.

Michel Soudais  • 6 janvier 2025 abonné·es
Comprendre le pacte de corruption Sarkozy-Kadhafi
Un extrait du film "Personne n'y comprend rien" de Yannick Kergoat
© Belladone Films / Norte Productions / Mediapart

Personne n’y comprend rien / Yannick Kergoat / 1 h 44 / en salle le 8 janvier.

Voilà un film qui vient à point. Alors que s’est ouvert ce lundi 6 janvier le procès de l’affaire des financements libyens de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, le documentaire de Yannick Kergoat, en salles le 8 janvier, revient avec force détails sur les révélations qui valent aujourd’hui à l’ancien président de la République de comparaître devant le tribunal de Paris avec douze autres prévenus, dont quatre membres de sa garde rapprochée : Claude Guéant, son directeur de cabinet au ministère de l’Intérieur puis secrétaire général de l’Élysée, Brice Hortefeux, député européen Les Républicains, Éric Woerth, son trésorier de campagne en 2007, aujourd’hui député Renaissance, et Thierry Gaubert, un ancien collaborateur, condamné en 2020 dans l’affaire Karachi.

Les faits examinés par la 32e chambre du tribunal judiciaire de Paris sont si complexes que pas moins de 40 audiences sont programmées d’ici au 10 avril. Nicolas Sarkozy, qui vient d’être définitivement condamné pour corruption dans l’affaire Bismuth (1), est poursuivi cette fois pour recel de détournement de fonds publics, corruption passive, financement illégal de campagne électorale et association de malfaiteurs. Des incriminations aussi inédites qu’infamantes pour un ancien président de la République. À la mesure d’une affaire hors normes.

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La Cour de cassation a confirmé le 18 décembre sa condamnation en appel à trois ans de prison dont un an ferme avec détention à domicile sous bracelet électronique et trois ans de privation des droits civiques.

Notre démocratie y est en effet soupçonnée d’avoir été corrompue par l’argent noir d’une dictature, celle du colonel Kadhafi, dont l’apport financier à la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy aurait permis à ce dernier d’accéder à l’Élysée. Tous les éléments d’un des scandales les plus retentissants de la Ve République y sont réunis. Ils sont politique, diplomatique, financier, éthique, et pour finir militaire avec le déclenchement de l’intervention en Libye.

Pourtant, ce scandale de corruption XXL aurait pu ne jamais être jugé sans les révélations publiées par Mediapart. Les premiers articles de ses journalistes, Fabrice Arfi et Karl Laske, datent d’il y a quatorze ans. « Comme cela arrive parfois quand les affaires s’étendent sur une si longue période, les gens s’y perdent, voire renoncent à comprendre », note Michaël Hajdenberg, coresponsable du service Enquête à Mediapart et l’un des auteurs du film.

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Ce qui a permis à Nicolas Sarkozy, interrogé sur cette affaire par le Figaro magazine (16 août 2023), d’affirmer : « Les Français sont bien en peine de résumer ce qu’on me reproche. Personne n’y comprend rien. » Une affirmation, malicieusement reprise en titre du documentaire de Yannick Kergoat, qui s’efforce avec succès de rendre lisible cette histoire folle.

Le rôle clé de Ziad Takieddine

En alternant entretiens, archives et commentaires, le film retrace les principales étapes de l’enquête journalistique de nos confrères. Elle commence par la réception d’un mail énigmatique adressé par un informateur anonyme qui va leur remettre en Suisse une copie du disque dur de l’ordinateur de Ziad Takieddine.

Les milliers de documents qu’il contient vont être à l’origine de nombreuses révélations. Car cet affairiste franco-libanais a cultivé dès les années 1990 une grande proximité avec une partie de la droite française, plus spécifiquement les balladuriens. Il joue auprès d’eux le rôle d’intermédiaire dans des contrats internationaux pour l’industrie de l’armement. Ce qui lui vaut d’être condamné en 2020 à cinq ans de prison avec mandat de dépôt pour son rôle dans l’affaire Karachi. Une peine qu’il n’a pas exécutée en se réfugiant au Liban.

Les documents contenus dans le disque dur révèlent le rôle clé de Ziad Takieddine dans l’établissement des liens entre Sarkozy et Kadhafi. Fin septembre 2005, il organise une visite exploratoire de Claude Guéant, directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, auprès de son contact libyen : Abdallah Senoussi, beau-frère du Guide et organisateur de l’attentat du DC-10 d’UTA (170 morts en 1989) pour lequel la France l’a condamné par contumace à la réclusion à perpétuité.

Cette visite, écrit-il dans une note, doit « revêtir un caractère secret » ; il ne faut en informer ni le Quai d’Orsay, ni Chirac, « on sera plus à l’aise pour évoquer l’autre sujet ». Lequel sera, semble-t-il, évoqué une semaine plus tard quand Sarkozy rencontre longuement Kadhafi, sans autre témoin que les interprètes. En échange d’une aide financière, le Colonel lui aurait demandé de trouver une solution pour lever la condamnation de Senoussi.

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Un mois et demi plus tard, c’est Thierry Herzog, l’avocat de Nicolas Sarkozy, qui fait le voyage de Tripoli pour rencontrer l’équipe de défense d’Abdallah Senoussi, dont il va devenir un temps le défenseur. Le 22 décembre 2005, c’est au tour de Brice Hortefeux, alors ministre délégué aux Collectivités locales auprès du ministre de l’Intérieur, de rencontrer ce personnage des basses œuvres du régime en la seule compagnie de Ziad Takieddine, et de discuter cette fois du financement de l’équipe Sarkozy par la Libye. Étonnamment, il expliquera comme Claude Guéant ne pas connaître la condamnation de son interlocuteur et « ignorer totalement l’existence d’un mandat d’arrêt international le concernant ».

Implacable dans ses rappels chronologiques, le documentaire revient sur la visite d’État inédite offerte au dictateur, l’émotion légitime des familles des victimes du vol d’UTA qu’elle suscite, l’hypocrisie de Sarkozy qui les reçoit, puis, quatre ans plus tard, le déclenchement de l’intervention militaire en Libye – « la guerre de Sarkozy » comme l’ont qualifiée les États-Uniens – qui aboutit à l’élimination de Mouammar Kadhafi. Visait-elle à faire disparaître les preuves du pacte de corruption noué en 2005 ?

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Si cette préoccupation n’a pas manqué quand il s’est agi d’exfiltrer Béchir Saleh, le chef de cabinet de Kadhafi, des mains des rebelles libyens vers la France, puis de lui permettre d’échapper au mandat d’arrêt international lancé contre lui, elle n’a pas permis de faire disparaître toutes les preuves. La plus retentissante est publiée par Mediapart entre les deux tours de la présidentielle de 2012.

L’authenticité de ce document, signé du chef des services extérieurs de l’État libyen résumant l’accord donné par le pouvoir libyen pour financer la campagne de Sarkozy, a été confirmée par la justice. Le film en rappelle d’autres, dont une note antérieure de quatre ans à la guerre, retrouvé dans les carnets de l’ancien ministre libyen du pétrole, Choukri Ghanem, mort de manière suspecte en 2012.

Des liens très forts avec les médias

En regard, on s’amuse des dénégations de Nicolas Sarkozy, prononcées avec l’outrancière mauvaise foi dont le bonhomme est coutumier. On sourit en découvrant un Jordan Bardella critiquer, à l’instar de Nadine Morano ou Rachida Dati, la « République des juges » qui « veulent se faire Nicolas Sarkozy ». Mais ces déclarations, complaisamment diffusées en leur temps auprès d’un très large public, ont grandement contribué à occulter la gravité des faits dans le débat public.

Cette affaire n’a pas donné lieu à une couverture médiatique massive malgré les révélations accumulées au fil des ans.

D’autant que cette affaire n’a pas donné lieu à une couverture médiatique massive malgré les révélations accumulées au fil des ans, note Julia Cagé, spécialiste de l’économie des médias : « Pas de une du Point, de l’Express ou de l’Obs. » Si, selon elle, la concurrence dans les médias a pu conduire une partie d’entre eux à ne « pas faire de la pub pour une affaire qu’ils n’ont pas sortie », une autre explication tient aux « liens très forts, trop forts entre le monde politique et les médias ».

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Et de rappeler que Nicolas Sarkozy siège au conseil d’administration du groupe Lagardère, un groupe de presse très influent qui a « un actionnaire qui sait se montrer régulièrement interventionniste ». De fait le JDD et Paris-Match n’ont pas fait de une sur cette affaire, sauf pour la rétractation de Ziad Takieddine, puissamment relayée par BFMTV. Or cette rétractation qui s’est révélée fausse, puisque monnayée, fait désormais l’objet d’une information judiciaire dans laquelle Nicolas Sarkozy est mis en examen pour « association de malfaiteurs en vue d’une escroquerie au jugement ».

Face à cet ancien président qui ne cesse de crier à la persécution des juges et de ses adversaires politiques sur tous les médias, le film, dont la projection sera accompagnée de débats, a le triple mérite d’investir l’espace public pour raconter une autre histoire plus proche des faits, d’interroger le coût démocratique d’une telle affaire, et l’image qu’elle renvoie de la France.

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