La nature, sujet de droit ?

Pour l’économiste Jean-Marie Harribey, face à la menace qui pèse sur les conditions de la vie sur la Terre, on doit concevoir des devoirs dont les humains ont seuls la responsabilité. À quand une Déclaration universelle des devoirs humains ?

Jean-Marie Harribey  • 15 janvier 2025
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La nature, sujet de droit ?
© Ivan Bandura

C’est une proposition qui entend aller au-delà de la « rupture métabolique » produite par le capitalisme entre l’humanité et la nature, bien anticipée par Marx, en récusant la séparation entre humains et non-humains (animaux et éléments naturels). Mais quel sens a-t-elle ? Selon Philippe Descola, on peut « resubjectiver » la faune et les océans en leur attribuant la qualité de personnes, puisqu’on le fait déjà pour les sociétés par actions, considérées comme des personnes morales.

Or il s’agit de savoir s’il y a une continuité entre les personnes humaines et les « personnes » non humaines. Le débat partage les anthropologues et les philosophes. Si le Rhône est érigé en sujet de droit, qui siégera en son nom dans le « parlement des choses » que voulait Bruno Latour ? Des humains, puisque seuls eux peuvent se pourvoir en justice.

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Philosophiquement, la proposition porte sur la relation entre droit et devoir. En suivant un impératif de type kantien, celui de préserver les conditions de la vie sur la Terre, les humains ont le devoir de respecter et de protéger le vivant. Aussi, tout en s’éloignant de la vision selon laquelle il y aurait d’un côté les sociétés humaines et de l’autre la nature, séparées parce que les unes seraient construites et pas l’autre, il est possible de reconnaître une relative autonomie des premières par rapport à la seconde. Sans elle, il n’y a pas de « sujet » humain, tout est nature, et nous nous heurtons à une contradiction niant la condition humaine elle-même.

Face à la menace qui pèse sur les conditions de la vie sur la Terre et pour dépasser l’aporie de l’érection de la nature comme sujet de droit postulant une symétrie de droits entre les humains et les non-humains, laquelle supposerait une même ontologie des uns et des autres et les mêmes préceptes normatifs, on doit concevoir des devoirs dont les humains ont seuls la responsabilité.

Sur le même sujet : Marine Calmet : « Le mouvement des droits de la nature offre une alternative au capitalisme »

Simone Weil écrivait dans L’Enracinement : « La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ; l’accomplissement effectif d’un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. » L’asymétrie entre devoir et droit permet de réexaminer le « contrat naturel » proposé par Michel Serres car il s’agirait d’un contrat non entre les humains et la nature mais entre les humains eux-mêmes sur la nature. À quand une Déclaration universelle des devoirs humains ?

L’anthropomorphisation de la nature aboutit à plusieurs paradoxes. L’un est de dire qu’elle « travaille », faisant du travail un concept naturel alors qu’il est socio-anthropologique. Un autre réside dans l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature, dont on ne nous dit pas si elle est économique ou philosophique, les deux ordres étant incommensurables, et qui surtout n’a aucun sens car, selon John Dewey, toute valeur suppose une relation, donc implique l’humanité (1).

1

En quête de valeur(s), Jean-Marie Harribey, éditions du Croquant, 2024.

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