« Il y a une racialisation des politiques antisexistes en France »

Dans Discipliner les banlieues ? L’éducation à l’égalité des sexes dévoyée (La Dispute, 2024), le sociologue Simon Massei montre que les interventions en matière d’éducation à l’égalité des sexes s’adressent prioritairement aux publics de quartiers défavorisés.

Hugo Boursier  • 29 janvier 2025 abonné·es
« Il y a une racialisation des politiques antisexistes en France »
Le collège René Cassin à Chanteloup-les-Vignes est situé en quartier prioritaire.
© Emeric Fohlen / NurPhoto / AFP

Comment démontrez-vous la «racialisation des politiques antisexistes » en France ?

Simon Massei : Quand on regarde les chiffres, on constate que la distribution géographique de l’expérimentation des « ABCD de l’égalité » se concentre très largement dans les zones urbaines défavorisées, avec un taux d’immigration parmi les populations locales plus élevé qu’ailleurs. C’est aussi visible par l’indice de position sociale (IPS) des établissements, qui est plus bas que la moyenne académique. Il y a aussi une logique budgétaire, puisque ce sont les portefeuilles de la politique de la ville, de l’éducation prioritaire et de la lutte contre la délinquance qui financent l’éducation à l’égalité des sexes. Ce n’est pas neutre.

Discipliner les banlieues ? L’éducation à l’égalité des sexes dévoyée / La Dispute (2024) / 224 pages /17 €.

Les politiques éducatives ciblent-elles les publics défavorisés parce qu’elles pensent qu’ils sont plus sexistes ?

Ce phénomène de racialisation est le produit de logiques hétérogènes. Il ne relève en aucun cas d’une politique de ciblage délibéré. Comme l’éducation à l’égalité repose sur un régime très peu contraignant, laissant la possibilité aux établissements scolaires de s’emparer ou non de cette thématique en fonction de leur priorité, libre aux équipes enseignantes et aux directions qui s’estiment concernées de mettre en place des dispositifs spécifiques. Ces équipes, c’est ce que j’ai constaté, travaillaient essentiellement dans des établissements populaires.

Que se passe-t-il dans les établissements au public favorisé ?

Les comportements sexistes vont être étiquetés différemment. La direction les qualifie comme des actes isolés. Elle ne leur réserve pas un traitement politique et collectif en organisant un projet éducatif ou en sollicitant des associations. La direction règle l’incident au cas par cas, avec les parents éventuellement. Et comme ce phénomène se produit à l’échelle de l’ensemble du territoire, des formes de racialisation se créent « par défaut ».

ZOOM : Des ABCD de l’égalité à l’Evars, une fronde réac

Expérimenté pendant plus de six mois dans 275 écoles, le programme devait être généralisé à la rentrée 2014. Mais la fronde réactionnaire est trop forte. Une victoire pour la Manif pour tous – alors encore très active, la loi sur le mariage gay ayant été promulgué un an auparavant – qui porte l’offensive avec un mouvement hybride emmené par Farida Belghoul, les Journées de retrait de l’école (JRE). Déjà, à l’époque, les fantasmes autour de la « théorie du genre » vont bon train.

Plus tard, après l’abandon des ABCD de l’égalité, des modules pédagogiques seront malgré tout lancés, notamment en destination des profs. Mais l’ambition politique des débuts a disparu, écornée par la puissance de la contestation conservatrice. Contactée, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre déléguée à l’égalité femmes-hommes, voit des similitudes dans l’opposition actuelle contre le programme d’éducation à la sexualité. « C’est une redite. Les différences, ce sont le poids pris par les réseaux sociaux, la vitalité des aberrations en ligne et le degré de violence », affirme-t-elle.

L’actuelle conseillère régionale d’Auvergne Rhône-Alpes prend pour exemple le cas belge, où un tel programme a été mis en place en septembre 2023. « Chez eux, une école a été incendiée. Avec les ABCD de l’égalité, nous avions vu une enseignante se faire nommément menacer sur Internet », compare-t-elle. Comment celle qui fut ministre de l’Éducation nationale de 2014 à 2017 observe-t-elle les concessions actuelles faite au camp conservateur ? « Entre 2014 et 2025, on constate que les réticences sont toujours là. Il faut les intérioriser quand on conçoit le programme », indique-t-telle. « Cela passe par le fait de soigner les formulations, réfléchir à qui présente le texte et chercher des soutiens chez d’autres familles politiques. »

Quitte à rogner sur des expressions aussi cruciales qu’identité de genre, transphobie ou sérophobie ? « Le programme reste ambitieux, et la ministre actuelle, Élisabeth Borne, semble être en faveur de ce texte », observe Najat Vallaud-Belkacem. Le programme d’Evars est présenté au Conseil supérieur de l’éducation mercredi 29 janvier. Il pourrait être appliqué dès la rentrée prochaine.

Vous décrivez un glissement d’une politique « antisexiste » des années 1970 vers une lutte « contre les stéréotypes ». Ce changement progressif témoigne-t-il d’une forme de dépolitisation ?

La question de la lutte pour l’égalité est posée par les militantes héritières de la deuxième vague du féminisme. Elles parlent de patriarcat, de sexisme, de domination masculine. À la fin des années 1970, un premier changement va s’opérer. Ce discours critique va être concurrencé par un autre porté, lui, par une approche moins militante. Il ­privilégie la lutte contre les stéréotypes, invitant à mettre sur le même plan l’expérience masculine et féminine. C’est aussi une logique de marché qui va justifier sa mise en œuvre, en considérant que les stéréotypes nuisent à la vie des entreprises. Le phénomène de la racialisation est, en quelque sorte, préparé par ce mouvement libéral d’individualisation de la lutte contre le sexisme.

En milieu favorisé, les incidents sont traités comme des actes isolés.

Vous avez observé la manière dont les intervenantes abordaient la lutte contre le sexisme dans les établissements scolaires et vous identifiez trois catégories. Lesquelles ?

Le mouvement de professionnalisation de l’éducation à l’égalité des sexes a conduit à ne plus réserver cette thématique aux seules militantes. Il y a donc des intervenantes qui exercent ce métier dans un registre technique, fonctionnel, sans avoir de convictions au préalable. On peut distinguer schématiquement trois profils. Des femmes pour qui la lutte contre le sexisme était un combat avant d’être un travail et qui vont beaucoup résister à cette logique de racialisation. Ce sont souvent des jeunes intervenantes diplômées de sciences sociales ou politiques.

Sur le même sujet : En école privée catholique, une éducation à la sexualité d’un autre âge

À l’opposé du spectre, il y a celles que j’appelle les « éducatrices ». Ce sont d’anciennes professionnelles de l’Éducation nationale ou populaire ; elles ont une approche « moralisatrice », voire « civilisatrice » de leur rôle. Elles sont beaucoup plus en phase avec le discours institutionnel, voire conservateur. Entre les deux, celles que j’ai appelées les « mercenaires » – un terme que j’ai emprunté à une enquêtée – réunissent des profils plus militants, des collectifs d’artistes formés sur le tard, portant des discours hybrides.

Dans les réactions possibles parmi les garçons des classes populaires, vous avez observé une forme de provocation pour obtenir l’approbation du groupe. Ces réactions sont-elles utilisées par les intervenantes « éducatrices » pour perpétuer des stéréotypes racistes ?

C’est ce que j’appelle des stratégies de « bouffonisation », que j’emprunte au sociologue Erving Goffman. Ils surjouent ce qu’ils savent que l’on attend d’eux. À l’opposé, les garçons des milieux favorisés peuvent dénoncer des situations mais ils le feront de manière plus policée, selon les attentes de l’institution scolaire. Ces stratégies sont très inégalement perçues en fonction de la place que les intervenantes occupent dans l’éducation à l’égalité des sexes. Les militantes vont s’amuser de ces stratégies et ne vont pas les interpréter en considérant que les garçons de classes populaires sont plus sexistes que les autres. Il y a, à l’opposé, moins de recul par rapport à ce type de comportement par les « éducatrices », qui vont y voir la preuve d’un sexisme endémique dans ces quartiers.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Pour aller plus loin…

Éducation à la sexualité : un programme sous haute tension
Enquête 29 janvier 2025 abonné·es

Éducation à la sexualité : un programme sous haute tension

Après deux ans et demi d’élaboration, le texte, examiné par le Conseil supérieur de l’éducation le 29 janvier, a été la cible d’attaques répétées du camp réactionnaire, allant de coups de pressions parlementaires aux intimidations violentes de parents d’élèves.
Par Lucas Sarafian
Éducation à la sexualité : amputer les budgets, c’est priver les élèves
Reportage 29 janvier 2025 abonné·es

Éducation à la sexualité : amputer les budgets, c’est priver les élèves

La présidente de la région Pays de la Loire, Christelle Morançais, a opéré fin 2024 des coupes sèches dans les subventions, amputant tout soutien au Planning familial, dont l’équilibre financier est déjà précaire.
Par Mathilde Doiezie
L’enseignant Kai Terada gagne sa réintégration contre le rectorat de Versailles
Justice 9 janvier 2025 abonné·es

L’enseignant Kai Terada gagne sa réintégration contre le rectorat de Versailles

Muté « dans l’intérêt du service » en 2022 par le rectorat de Versailles, l’agrégé contestait vivement cette mesure « sans fondement », accusant l’administration de discrimination syndicale. Ce 9 janvier, la justice oblige le rectorat à le réintégrer.
Par Pierre Jequier-Zalc
Au boulot les jeunes !
Éducation 9 décembre 2024 abonné·es

Au boulot les jeunes !

Dans leur film Au boulot !, Gilles Perret et François Ruffin filment les gueules cassées du monde du travail. Parmi eux, deux jeunes de Grigny, Mohammed et Iliès, symboliques du tri social opéré par l’Éducation nationale, de Parcoursup aux groupes de niveaux.
Par Laurence De Cock