À la CGT Manpower, l’explosion d’un « système »
Fin février 2024, le syndicat autonome a été dissous en assemblée générale. En cause, un fonctionnement autoritaire et des dizaines de milliers d’euros, a minima, détournés à des fins personnelles.
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Des salariés, intérimaires, précarisés. Et un syndicat qui faillit à sa mission première, celle de défendre les travailleurs et les travailleuses, au profit d’intérêts particuliers. Voilà la triste réalité de ce qu’il s’est déroulé au sein de Manpower, géant de l’intérim, pendant plusieurs années.
En décembre 2019, la CGT Manpower – qui revendique quelque 80 000 intérimaires – remporte les élections professionnelles dans l’entreprise en gardant sa place de première organisation syndicale. À ce moment, l’organisation est indépendante, c’est-à-dire qu’elle n’est pas rattachée à la fédération de la CGT Intérim. Mais, au cours de la mandature, d’une durée de quatre ans, le fonctionnement de ce syndicat va vite devenir problématique.
Les griefs que de nombreux intérimaires, encore à la CGT ou qui ont décidé de quitter le syndicat, ont longuement exposés à Politis témoignent d’un véritable système fondé sur l’arbitraire et l’autoritarisme. À la tête de celui-ci, un couple : Marie-Odile Bonnet, secrétaire générale de la CGT Manpower et exclue en octobre 2024, et son compagnon, Martial Lamachia, conduit vers la sortie au même moment. Contactée à plusieurs reprises, Marie-Odile Bonnet a accusé réception de nos sollicitations. Aucun des deux n’a souhaité répondre à nos questions.
C’est une secte, tout était fait pour que les élus ne discutent pas de l’organisation du syndicat entre eux.
M. Koc
Au fil de la mandature, les deux syndicalistes ont réussi à régner en maîtres sur leur organisation, véritable institution dans l’entreprise. « C’est une secte, tout était fait pour que les élus ne discutent pas de l’organisation du syndicat entre eux. Ils retiraient des mandats à ceux demandant des explications. Leur stratégie était simple : diviser pour mieux régner », confie Mukadder Koc, qui a été exclue, avec deux autres personnes, de la CGT Intérim en juillet 2024 après avoir signé une pétition contre les responsables syndicaux.
Rejet, manipulation et humiliation
« Une secte ». Le mot est fort, mais il témoigne d’un véritable fonctionnement de cour. Avec des faveurs accordées à celles et ceux qui sont dans les petits papiers de la secrétaire générale, et un fort rejet pour les autres. « Quand on est copain avec Marie-Odile, tout est bien, on obtient plein de choses. Mais le jour où on l’emmerde, elle fait tout pour te pourrir. Tous ceux qui gênaient ont été éjectés », explique Marie*.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Cette syndiquée sait de quoi elle parle. Pendant longtemps, elle a été proche de la secrétaire générale et a ainsi bénéficié de ses nombreux abus, sous couvert d’avantages. Des notes de frais payées en double, des heures de délégation conventionnelles accordées à la pelle pour remédier à des problèmes personnels. Autant de petits arrangements auxquels Marie regrette aujourd’hui d’avoir participé : « C’était des personnes que j’appréciais. J’avais entière confiance en elles. J’étais bête et naïve. »
Plusieurs personnes nous ont aussi confirmé que la secrétaire générale accordait des heures de délégation conventionnelles à une syndiquée pour que celle-ci promène son chien. Même son de cloche chez Fabrice*, qui, de son côté, a perdu son mandat de responsable syndical au sein de la CGT Manpower : « J’ai été manipulé par des gens qui ont trente ans de vice et qui savent comment détourner le syndicalisme à des fins personnelles. Ils font chanter tout le monde. Ils ont des dossiers sur tout le monde. »
Ils sont entrés dans ma vie intime. Je suis tombé en dépression.
Fabrice
La « manipulation », un mot qui revient sans cesse dans la bouche des intérimaires et des syndiqués avec qui nous avons échangé. Divulgation de photos intimes, proposition d’offrir les services de travailleuses du sexe, fausse histoire d’amour, etc. Chacun et chacune racontent comment, à un moment, ils ont pu subir du chantage. « Ils sont entrés dans ma vie intime. Je suis tombé en dépression. J’ai pensé tout arrêter niveau syndicalisme, même si j’aimais ça », souffle, encore affecté, Fabrice. Depuis, il a quitté la CGT pour rejoindre une autre organisation.
« Ils », ce sont bien sûr Marie-Odile Bonnet et Martial Lamachia mais aussi au moins trois autres personnes impliquées, très proches du couple. Contactées, elles n’ont pas répondu à nos questions. Sauf l’une d’entre elles, Nathalie Delastre, qui assure avoir été manipulée et revendique même avoir tiré la sonnette d’alarme la première auprès de la CGT Intérim.
Fausses signatures
« Quand j’ai commencé à entrer dans ce fameux clan, je me suis sentie valorisée, utile », assure-t-elle, tout en affirmant « n’avoir jamais bénéficié de privilèges ». Elle aussi décrit des comportements violents, et autoritaires : « Marie-Odile, quand elle a quelqu’un dans le collimateur, elle va jusqu’à sa destruction. Elle incendiait les gens, les humiliait plus bas que terre ».
Dès la fin 2022, des alertes, de plus en plus nombreuses, remontent auprès de la fédération de la CGT Intérim. Selon plusieurs documents que Politis s’est procurés, le « clan » a créé une association, l’AFTPIUTT (1), pour « mettre en place des formations sur les droits dans le travail temporaire » et qui servira finalement à émettre des factures et autres feuilles d’émargement tronquées.
Association de formations de toutes personnes en intérim et utilisateurs du travail temporaire.
L’objectif : obtenir de la part de Manpower des remboursements plus importants que le coût réel de la formation. Ainsi, nous avons pu identifier plusieurs fausses signatures témoignant de ces fraudes. Parmi elles, la signature d’émargement d’un membre de la CGT Manpower lors d’une formation le 22 mai 2023 alors que cette personne est brutalement décédée quinze jours avant.
Quand on a eu suffisamment d’informations pour intervenir, on a pris nos responsabilités.
L. Gomez
Une source au sein de la CGT Intérim, qui a enquêté sur ces pratiques ainsi que sur le recours, massif, aux heures de délégation conventionnelles estime qu’au moins 150 000 euros auraient été détournés à des fins personnelles. Un montant que nous ne sommes pas en mesure de confirmer. « C’est Martial qui gérait ça avec Marie-Odile. Oui, la carte bleue était à mon nom, mais je ne l’ai jamais utilisée. Je ne pense pas qu’il y ait eu des détournements d’argent », assure, de son côté, Nathalie Delastre, présidente de l’association pendant plusieurs mois.
Soupçons
« Cette association n’était pas reliée à la CGT, donc on n’a aucune information ni aucun moyen d’accéder à la comptabilité, même si je ne nierai pas le fait qu’il y ait eu des détournements », explique, de son côté, Laetitia Gomez. La secrétaire générale de la CGT Intérim, parfois pointée du doigt par les intérimaires pour avoir laissé faire trop longtemps, balaie ces accusations : « Quand on a eu suffisamment d’informations pour intervenir, on a pris nos responsabilités. »
La numéro 1 de la CGT Intérim fait référence à cette AG convoquée le 19 février. Une réunion qui a abouti, à la quasi-unanimité, à la dissolution de la CGT Manpower, qui redevient alors une simple section de la CGT Intérim. Sans, à ce stade, que les personnes accusées, Marie-Odile Bonnet et Martial Lamachia en tête, ne soient exclues du syndicat.
Cette décision ainsi que les mois qui suivent créent des frustrations et des soupçons. « Comme si rien n’avait changé », confie Fatima Khelifi, alors à la CGT Manpower. Ainsi, elle et plusieurs syndiqués signent une pétition, à l’origine du syndicat Gilet jaunes, adversaires de la CGT, demandant la « révocation des responsables syndicaux de la CGT Intérim ».
« La direction était au courant »
En juillet, les signataires sont exclus de l’organisation, qui les accuse, notamment, de proximité avec l’extrême droite. « C’est une honte, tout simplement. Jamais, jamais je n’ai partagé des valeurs du RN », s’indigne Fatima. « Ces exclusions sont dues à la signature de cette pétition émanant du syndicat Gilets jaunes, proche de l’extrême droite », justifie Laetitia Gomez, qui a porté plainte en diffamation contre deux des signataires, dont Fatima.
L’entreprise est complice. Pourquoi ? On peut envisager tout un tas de choses.
L. Gomez
Finalement, début octobre, plus de six mois après la dissolution de la CGT Manpower, Marie-Odile Bonnet, Martial Lamachia et le reste du « clan » sont exclus de la CGT. Sans, à notre connaissance, qu’aucune plainte n’ait été déposée contre les détournements de fonds. Ce qui laisse, notamment, planer un doute sur la direction de Manpower qui, pendant de longs mois, a laissé faire ces agissements.
« L’entreprise est complice. Pourquoi ? On peut envisager tout un tas de choses », souffle la secrétaire générale de la CGT Intérim. « La direction était au courant, cela ne fait aucun doute », accuse la source qui a enquêté sur les fraudes. Existait-il un potentiel accord entre la direction de la CGT Manpower et celle de Manpower qui, en échange de fermer les yeux sur certains agissements, s’assurait la complaisance du syndicat majoritaire ? Contacté par Politis, Manpower n’a pas répondu à nos questions.