RSA sous conditions : une généralisation et des craintes

Depuis le 1er janvier, l’obtention du Revenu de solidarité active est liée à la réalisation de 15 heures d’activité hebdomadaires. Une réforme jugée absurde, aux contours encore flous, sans moyens, qui inquiète largement syndicats et associations.

Pierre Jequier-Zalc  • 15 janvier 2025 abonné·es
RSA sous conditions : une généralisation et des craintes
© Amaury Cornu / Hans Lucas via AFP

Des fantasmes qui se fracassent sur la réalité. Voici comment on pourrait résumer la généralisation du revenu de solidarité active (RSA) sous conditions depuis le 1er janvier. Désormais, comme le prévoyait la loi « pour le plein-emploi » adoptée fin 2023, obtenir le RSA est conditionné à la réalisation obligatoire de 15 heures d’activité par semaine.

« On monte encore d’un cran dans la logique d’activation des politiques sociales. C’est une culpabilisation toujours plus importante de l’individu avec un déni sur la responsabilité de la société », tacle Sophie Rigard, chargée de projet Accès digne aux revenus au Secours catholique. Avec Aequitaz et ATD Quart-Monde, elle a participé à la rédaction d’un rapport au vitriol sur cette mesure, paru à l’automne 2024.

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Une « logique d’activation », allégorie des fantasmes à l’origine de cette réforme. Pour résumer, il suffirait d’imposer des contraintes importantes aux allocataires pour que ceux-ci se « prennent en main » et sortent du RSA.

« Ce discours est problématique : il fait comme si les allocataires du RSA ne voulaient pas travailler, alors que nombre d’entre elles et eux sont très contraints (par des problèmes de santé, des responsabilités familiales, etc.) », rappelle Anne Eydoux, chercheuse au Cnam et spécialiste des politiques sociales. Familles monoparentales, personnes éloignées de l’emploi, handicap, burn-out, grande précarité : les situations sociales des allocataires sont souvent complexes, et subies. 

Des politiques qui rendent responsables les personnes de leur situation de précarité.

CNCDH

La Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans un avis rendu en fin d’année dernière, s’inquiète particulièrement de ce « glissement qui s’opère d’une politique qui relevait de la solidarité nationale vers des politiques dites d’activation, qui rendent responsables les personnes de leur situation de précarité ». Et ajoute : « La réforme actuelle fait courir plusieurs risques aux droits des personnes, notamment le droit à des ‘moyens convenables d’existence’, prévu dans le préambule de la Constitution de 1946, et le droit à ‘une insertion sociale et professionnelle librement choisie’, inclus dans la Charte sociale européenne. »

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Mais peu importe : la généralisation de cette réforme est bien entrée en vigueur le 1er janvier. Avec, comme première mesure, l’inscription de l’intégralité des allocataires du RSA à France Travail. « Ça y est, on est en plein dedans, même si l’inscription prend du temps », confie Guillaume Bourdic, responsable syndical CGT à France Travail.

Les allocataires doivent ainsi répondre à un questionnaire assez succinct qui, en fonction des réponses, les oriente vers l’un des trois « parcours » : le parcours emploi, le social et le socioprofessionnel. Selon l’orientation, l’allocataire est ainsi redirigé vers l’organisme qui sera chargé de son accompagnement : France Travail, Cap emploi, le département, etc., avec qui les allocataires doivent signer un « contrat d’engagement » précisant des objectifs d’insertion sociale et professionnelle. C’est dans celui-ci que figurent les fameuses 15 heures d’activité hebdomadaires. 

Travail gratuit ?

À part cette première étape, c’est le grand flou. En particulier sur le contenu des « 15 heures d’activité hebdomadaires ». Aucune indication officielle n’est venue délimiter le périmètre de ce qui entre, ou non, dans ces heures d’activité. Laissant tout le monde, fonctionnaires et allocataires en tête, dans l’incertitude la plus totale. « Aujourd’hui, on ne sait absolument pas ce qui figure dans ces heures d’activité. Réaliser un CV, par exemple, c’est combien de temps ? interroge Olivier, agent de France Travail dans la Loire, on n’en a aucune idée. Donc on fait au doigt mouillé. » 

Ce grand flou est aussi à l’origine des craintes de « travail gratuit » largement partagées par les associations citées ci-dessus. En effet, des immersions ou des stages en entreprise peuvent être proposés aux allocataires. « C’est purement scandaleux. Cela va permettre de répondre aux besoins de main-d’œuvre des employeurs quelles que soient les conditions d’emploi », note Vincent Lalouette, de la FSU, à France Travail.

Cela ressemble à des travaux d’intérêt général.

S. Rigard

Des exemples lors d’expérimentations où des allocataires du RSA ont dû nettoyer un cimetière communal, sans aucune perspective d’embauche derrière, ont alimenté ces alertes. « Cela ressemble à des travaux d’intérêt général. On demande un engagement civique obligatoire aux pauvres en échange d’une allocation de 600 euros. Il faut que, collectivement, on se réveille. On va droit dans le mur », s’insurge Sophie Rigard.

« Le risque fondamental, c’est qu’on ait des injonctions à développer les immersions et stages en ­entreprise pour effectuer ces 15 heures d’activité. Donc la crainte du travail gratuit est légitime », abonde Guillaume Bourdic, répondant ainsi à France Travail, qui, face à la polémique, a tenté de rassurer. « Les actions prévues dans le contrat d’engagement ne sont en aucun cas du travail non rémunéré ou déguisé en dehors du cadre du Code du travail. Tout travail mérite salaire, et cette réforme ne remet absolument pas cela en question. La réalisation d’une activité non rémunérée ne sera jamais une condition pour bénéficier d’une allocation », déclare l’institution à nos confrères de « Checknews », pour Libération. 

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Pour l’instant, les injonctions à envoyer, au maximum, les allocataires en « immersion en entreprise » n’existent pas vraiment. « On est dans une phase où les discours officiels se veulent extrêmement rassurants. En Savoie, dans mon département, on nous a expliqué que tout allait pouvoir entrer dans ces 15 heures », confie Manon Ducasse, qui gère le collectif Lucioles en Savoie, un groupe d’entraide pour les allocataires du RSA. Un rendez-vous médical ou le passage du permis de conduire, par exemple, peuvent, pour l’instant, être comptés dans ces heures. 

Une mesure intrusive

Ces formes de « largesse » dans l’interprétation de la loi ne sont pas forcément dues à un relent d’humanisme. Mais plutôt à un manque criant de moyens déployés pour mettre en place cette réforme. Alors que tout le monde attend la présentation du nouveau budget par le premier ministre, François Bayrou, personne ne se fait d’illusions quant aux moyens qui seront alloués à la généralisation du RSA sous conditions. Dans le budget présenté à l’automne par Michel Barnier, un peu plus de 160 millions d’euros étaient fléchés pour sa mise en place. Un montant ridicule, alors que le Secours catholique estime qu’il faudrait 1,8 milliard d’euros supplémentaires pour pouvoir bien accompagner l’intégralité des bénéficiaires du RSA.

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La question des moyens est, par ailleurs, au cœur de l’arnaque du gouvernement. Pour justifier cette généralisation, celui-ci n’a de cesse de citer les résultats des expérimentations de cette mesure, testée partiellement sur 170 000 allocataires dans 47 départements, avec d’importants moyens. Outre l’interprétation de ces résultats, déjà controversée, « personne ne peut raisonnablement imaginer que les moyens supplémentaires soient généralisés en 2025 dans un tel contexte de réduction drastique des dépenses publiques », notent le Secours catholique, ATD Quart-Monde et Aequitaz. 

En l’absence de moyens, les 15 heures d’activité pourraient vite tourner à l’absurde : 15 heures pour quoi faire ? Quel contenu ?

A. Eydoux

« En l’absence de moyens, les 15 heures d’activité pourraient vite tourner à l’absurde : 15 heures pour quoi faire ? Quel contenu ? » questionne Anne Eydoux. Même si la chercheuse rappelle que « de nombreux allocataires souhaitent qu’on les accompagne vers l’emploi », elle s’inquiète du risque d’intrusion dans leur vie privée. « Devoir, par exemple, justifier de rendez-vous médicaux à son conseiller France Travail pour qu’ils soient comptés dans les 15 heures d’activité ne va pas de soi. »

À tout intégrer dans ces 15 heures hebdomadaires, les allocataires pourraient ainsi être contrôlés sur de larges pans de leur vie. « On demande le référentiel des activités en CSE depuis un an et demi, sans réussir à l’obtenir. Mais, sans celui-ci, on risque d’être en difficulté pour savoir ce qu’on doit contrôler », souffle Thomas*, contrôleur de la recherche d’emploi à France Travail, qui témoigne, auprès de Politis, de sa vive inquiétude quant aux conséquences que pourraient avoir des sanctions sur les allocataires. 

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

Parce que c’est peut-être là que réside la plus grande crainte : les allocataires pourront être sanctionnés s’ils ne respectent par leur « contrat d’engagement ». Mais là encore, c’est le grand flou. Le décret prévoyant le régime des sanctions n’est toujours pas paru. « Sur quoi va porter le contrôle ? s’interroge Claire Vivès, sociologue au centre d’études de l’emploi et du travail. Pour les demandeurs d’emploi, les contrôles portaient sur la recherche active d’emploi. Là, les nouvelles instructions sont claires, il s’agit de sanctionner un comportement général du demandeur d’emploi à partir d’un ‘faisceau d’indices’. Le contrôle est à la fois plus large et plus flou. »

Des sanctions arbitraires

Surtout, le RSA étant versé par les départements, plusieurs de nos interlocuteurs soulignent le risque d’arbitraire des sanctions, en fonction de la couleur politique de la collectivité. Ainsi, lors des expérimentations, la Métropole de Lyon – écologiste – n’a pas appliqué de sanctions. Dans le Nord, en revanche, le département de droite a été zélé, allant jusqu’à supprimer 80 % de l’allocation pour de nombreuses personnes.

« Les derniers chiffres qu’on nous a communiqués, en décembre, étaient de plus de 2 500 sanctions », souffle un agent de France Travail dans le département. Ce qui pose, au sein de l’administration, d’importants conflits de valeurs : « La sanction est beaucoup trop élevée. Les gens au RSA sont dans des économies de survie, cela risque d’être extrêmement violent », glisse le même agent. 

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Une violence et un contrôle qui, in fine, font craindre les conséquences à long terme de cette réforme. Et, en premier, une hausse du non-recours. Alors qu’un  tiers des personnes qui auraient droit au revenu de solidarité active ne le demandent déjà pas, l’obligation de réaliser 15 heures d’activité, avec un contrôle accru de l’administration, pourrait éloigner plus encore de leurs droits de nombreuses personnes.

On perd la boussole de la lutte contre la pauvreté. C’est dramatique pour notre État social.

S. Rigard

« Le phénomène n’aura malheureusement pas tardé à se manifester, comme le Secours catholique le constate dans ses statistiques avec une hausse, en un an, de 10,8 % du non-recours au RSA dans les départements qui expérimentent la réforme, quand il recule au contraire de 0,8 % dans les autres départements sur la même période », écrivent, dans leur rapport, les associations. 

Ces premiers résultats sont particulièrement inquiétants. Ainsi, plutôt que de sortir du RSA en trouvant un emploi stable et durable – ce qui reste, même au sein de l’expérimentation, minoritaire –, de nombreux allocataires pourraient sortir du dispositif et se retrouver sans aucune allocation. « La valeur cardinale, c’est le retour à l’emploi, peu importe lequel, peu importe comment. On perd la boussole de la lutte contre la pauvreté. C’est dramatique pour notre État social », glisse Sophie Rigard.

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Une obsession pour le plein-emploi, déjà largement exploitée pour restreindre les droits des chômeurs. Dans un contexte social morose, avec des plans de licenciements qui s’accumulent et un chômage qui repart à la hausse, ces politiques du « tout pour l’emploi », au détriment des droits sociaux même les plus élémentaires, pourraient vite devenir une bombe sociale aux conséquences dramatiques.

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