« ‘Je suis Charlie’ est devenu un slogan-valise, récupéré parfois par des gens mal intentionnés »
Paru il y a quelques jours, le nouvel album d’Aurel, longtemps dessinateur à Politis, aujourd’hui au Canard enchaîné, revient sur l’attentat contre Charlie Hebdo et ce qui a suivi. Mais il souligne l’instrumentalisation qu’en font certains depuis dix ans.
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Il y a du Trump dans Valls Dix ans après… « L’esprit du 11 janvier » : de l’émotion partagée à l’émotion obligatoire Aurel : « Charlie quand ça leur chante »Pourquoi avoir intitulé Charlie quand ça leur chante votre album, qui paraît au moment des dix ans de l’attentat meurtrier contre les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo ?
Charlie quand ça leur chante / Aurel / Futuropolis / 32 pages / 6,90 euros.
Aurel : Ce titre fait bien sûr référence au slogan, devenu célèbre, « Je suis Charlie », plus qu’au journal directement. Moi-même, je me le suis approprié dans l’immédiateté après l’attentat et, d’un certain point de vue, je continue à l’assumer aujourd’hui. Mais le problème, c’est que ce slogan est depuis devenu une sorte de coquille ou de slogan-valise dans laquelle chacun y met un peu ce qu’il veut. C’est ce que je critique par ce titre Charlie quand ça leur chante : certains, qui se sont approprié le fameux « Je suis Charlie », ne sont pas toujours les mieux intentionnés.
Votre éditeur, Futuropolis, présente votre album ainsi : « Ceci n’est pas un règlement de comptes, c’est un manifeste de dessinateur. » En quoi diriez-vous que c’est un manifeste ?
C’est un manifeste dans le sens où je veux porter à la connaissance quels sont, selon moi, les vrais problèmes rencontrés par les dessinateurs et les dessinatrices. En reprenant la parole à des gens qui parlent en notre nom mais qui connaissent très peu le métier, ou alors en ont une idée très formatée, en en pensant ce qui leur convient d’en penser. Ces gens prennent trop souvent la parole, ou on leur tend trop facilement le micro, alors qu’ils sont rarement les principaux intéressés !
J’en avais assez que l’on vienne sans cesse me rebattre les oreilles avec les questions de liberté d’expression.
Je le dis clairement : j’en avais assez que l’on vienne sans cesse me rebattre les oreilles avec les questions de liberté d’expression, d’autocensure et, sous-entendu, de religion. Je ne nie pas qu’il y ait des problèmes de liberté d’expression avec la religion. Mais le fait de résumer la problématique uniquement à cela, c’est avoir soit de grosses œillères, soit plus souvent un agenda politique et une honnêteté intellectuelle pour le moins orientés.
Dans l’extrait de votre album que nous avons publié, il y a un dessin où l’on reconnaît Philippe Val, ancien directeur de Charlie puis de France Inter, qui dit que la seule limite aux publications dans Charlie est celle de la loi. Et vous vous demandez si c’est une « limite bien sincère »…
Je dis cela un peu différemment. Mais ce que je pointe là, c’est qu’ils ont utilisé énormément cet argument – que je reprends moi-même dans le sens où, en effet, dans un État de droit, la seule limite que l’on peut s’imposer et nous imposer est celle de la loi. Or, si l’on prend l’exemple récent du cas de Guillaume Meurice à France Inter, licencié pour une blague sur Netanyahou (que l’on peut aimer ou ne pas aimer), la justice a dit qu’il n’y avait en aucun cas faute ou matière à poursuivre. Mais il a été viré quand même !
C’est pourquoi je dis que des gens comme Val s’emparent de l’argument de la loi seulement quand ça leur convient, ou quand ça les arrange. Ce qui renvoie au titre de l’album ! Cependant, en ce qui concerne Philippe Val, je ne tenais pas à faire d’attaques ad nominem ou de règlements de comptes, car j’aurais pu citer bien d’autres noms. En plus, je n’avais que trente pages. Toutefois, Philippe Val est vraiment lié à l’histoire de ce qu’on a appelé le « nouveau Charlie », qui est ressorti en 1992. Il se revendique même être celui qui l’a relancé, même si ce n’est pas tout à fait vrai.
Il est vrai qu’en dix ans la société s’est crispée.
Mais avec l’épisode des caricatures de Mahomet puis sa nomination à la direction de France Inter, c’est une sorte de continuum où il ne cesse de se présenter comme incontournable dans toute cette histoire. On lui tend tellement le micro, sur Charlie Hebdo (où, à la limite, il peut avoir une certaine compétence, même s’il en était parti depuis longtemps), mais aussi sur le dessin de presse en général. Or, quand il était à Charlie, il n’y comprenait déjà rien ! Je ne dis d’ailleurs que des choses qui étaient tout à fait publiques et je sais comment il se comportait au sein de la rédaction, quand j’étais jeune dessinateur et que j’essayais d’y travailler.
Diriez-vous que, dix ans après l’attentat, vous dessinez différemment ? Craignez-vous certaines réactions négatives, sinon violentes, à vos coups de crayon ?
J’espère que je dessine mieux depuis dix ans ! Mais il est vrai qu’en dix ans la société s’est crispée. Et que travailler à Charlie reste quelque chose de très dur, ils sont sous protection policière, travaillent dans un local blindé. Ils n’ont sans doute pas beaucoup plus de lecteurs que Politis mais dès qu’ils changent une virgule, tout le monde les regarde. Donc, même si je lis peu Charlie, je peux compatir pour leur situation de travail et de vie. Maintenant, comme dessinateur, je peux certes craindre des réactions à mes dessins. Comme toute parole publique. Mais pas plus qu’avant, en fait.