« J’ai pleuré de bonheur et aussi de tristesse, étant donné l’état de la Syrie »

Après cinquante ans d’interdiction de séjour en Syrie, Farouk Mardam-Bey, l’éditeur, directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud et fin connaisseur de la littérature et de la culture arabes, a pu séjourner dans sa ville natale, Damas, au début de cette année.

Christophe Kantcheff  • 29 janvier 2025 abonné·es
« J’ai pleuré de bonheur et aussi de tristesse, étant donné l’état de la Syrie »
© Maxime Sirvins

Farouk Mardam-Bey est né en 1944 à Damas. Il se rend en France dans les années 1960 pour y poursuivre ses études. En 1976, il est persona non grata dans son pays pour raison politique. Il devient directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud en 1995, où il publie notamment Mahmoud Darwich, Elias Khoury, Adania Shibli, Hoda Barakat et Elias Sanbar. Après cinquante ans d’interdiction de séjour, il retourne en Syrie pour un premier séjour en janvier 2025.

Vous n’étiez pas retourné en Syrie depuis cinquante ans. Pour quelle raison ?

Farouk Mardam-Bey : Je ne m’étais pas rendu en Syrie depuis 1975 – j’avais 31 ans –, année où ma mère est décédée à Beyrouth. Je me suis rendu à son enterrement, puis j’ai fait un tour à Damas avant de rentrer en France. La guerre civile libanaise avait déjà commencé. Nous, les étudiants et jeunes intellectuels arabes à Paris, étions tous proches des Palestiniens, donc nous étions opposés à l’intervention de l’armée syrienne au Liban contre l’OLP et la gauche libanaise. Nous avons manifesté. Cela se passait début juin 1976. À la fin du même mois, Hafez al-Assad est venu en visite officielle en France. Nous avons à nouveau manifesté. Le régime nous a privés de nos passeports et nous a menacés de la prison si nous remettions les pieds en Syrie.

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Depuis lors, je n’ai cessé d’être dans l’opposition, horrifié par les massacres commis par le régime et la féroce répression qui s’est abattue à partir de 1980 sur toutes les forces vives du pays. Bachar Al-Assad a succédé à son père début 2000 et n’a pas tardé à marcher dans ses pas, le dépassant dans l’atrocité à partir du déclenchement du soulèvement populaire en 2011. En contribuant avec mes modestes moyens au mouvement de solidarité avec le peuple syrien, je savais que je ne pourrais plus jamais revenir en Syrie tant que durerait ce régime monstrueux.

Au bout de cinquante ans, ressentiez-vous la douleur de l’exil ?

L’éloignement ne m’a pas déraciné. Et, tout en devenant français, je suis resté syrien.

Je suis venu en France en 1965 comme étudiant. J’étais déjà francophone car j’ai fait mes études au lycée de la Mission laïque française. La France ne m’était pas du tout étrangère : son histoire, sa géographie, sa littérature… Mon intégration a été très facile. J’ai trouvé ma place dans la vie sociale, politique, culturelle presque comme si j’étais né en France. En 1976, je ne me suis pas vécu comme un réfugié, même si le retour en Syrie m’était interdit. En outre, au gré de chaque métier que j’ai exercé, j’ai toujours été au croisement du monde arabe et de la France. Je n’ai donc jamais été coupé de ce qui se passait en Syrie. Malgré ma lancinante nostalgie, cela rendait l’exil plus supportable. L’éloignement ne m’a pas déraciné. Et, tout en devenant français, je suis resté syrien.

N’y avait-il pas des lieux de votre enfance qui vous manquaient ?

C’est justement ce que j’ai fait, aussitôt arrivé à Damas, où je suis né et où j’ai grandi. Je voulais redécouvrir les lieux de mon enfance et de ma première jeunesse. Comme par hasard, l’hôtel dans lequel j’ai séjourné se trouvait dans la même rue qu’une librairie française où j’avais travaillé pendant quelques mois quand j’étais étudiant. Et aussi face au plus grand lycée public de Damas, où j’ai enseigné le français pendant quelques mois également. Donc, dès mon arrivée, j’ai été renvoyé vers ces années-là. Puis je suis allé voir les immeubles où j’ai vécu avec ma famille, le premier quand j’étais tout gosse, le second à partir de mes 11 ans. Ensuite c’était mon lycée, puis mon université. Inutile de dire que c’était très émouvant. J’ai pleuré de bonheur et aussi de tristesse, étant donné l’état désastreux du pays.

Dans quel état sont aujourd’hui ces lieux ?

La plupart ressemblent à peine à ce qu’ils étaient. Voici un exemple. Entre 1955 et 1965, j’habitais dans un immeuble au nord-est de la ville, à proximité d’une grande place, la place des Abbassides, qui était encore en construction. Et au-delà de cette place, commençaient les villages de la Ghouta orientale. La Ghouta est la ceinture de vergers qui entourait Damas de trois côtés et qui est réputée dans la littérature, tant arabe qu’occidentale, comme un paradis sur Terre. En face de l’immeuble, il n’y avait qu’un ruisseau à enjamber pour nous retrouver dans un verger.

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Puis, au début des années 1960, la ville a commencé à avaler ce qu’il y avait autour d’elle. Quand j’ai quitté Damas en 1965, des immeubles avaient été construits en face de celui où j’habitais. Ils se sont multipliés ensuite pour constituer tout un quartier. Il ne reste rien à présent de la Ghouta telle que je l’ai connue. L’extension de la ville a considérablement réduit sa superficie, et puis les barils d’explosifs lancés par l’armée d’Assad – sa spécialité – et les bombardements russes ont fait leur œuvre.

Vous avez vu beaucoup de destructions dues à la guerre ?

Suffisamment pour imaginer la situation catastrophique dans laquelle se trouve la Syrie. La ville de Damas elle-même n’a pas été touchée car le régime la contrôlait. Mais alentour, dans ses banlieues, le paysage est insupportable. À Jobar, par exemple, demeurent, au mieux, des immeubles à l’état de squelettes. Au sud de Damas, le camp palestinien de Yarmouk est en ruines, à l’image de Gaza. C’était un ensemble de quartiers très animés, où vivaient des centaines de milliers de réfugiés palestiniens et des Syriens de condition modeste. Aujourd’hui, c’est un désert, à part quelques anciens habitants qui cherchent, avec une foi inébranlable, à réparer ce qui pourrait l’être. Ici, même le cimetière a été totalement et délibérément dévasté par les bombardements.

Qu’est-ce qui vous a frappé dans la ville ?

La surpopulation, la pollution et la pauvreté. La surpopulation est due à l’exode rural massif au cours des trente ou quarante dernières années à cause d’une longue sécheresse et de la politique économique ultralibérale de Bachar Al-Assad. Ce sont ces paysans démunis et marginalisés qui ont formé la ceinture de pauvreté et qui ont aussi été, avec les jeunes assoiffés de liberté, les principaux acteurs de la révolution.

Farouk Mardam-Bey
« La reconstruction exige la participation active et vigilante de tous les Syriens, et devrait être conduite sous le contrôle d’instances élues démocratiquement. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Les services publics sont très détériorés. Il n’y a que deux heures d’électricité par jour. Donc pas d’eau chaude, quand il y a de l’eau. Les bus sont inexistants – alors qu’ils fonctionnaient bien de mon temps. On trouve seulement des microbus et des taxis. La vie est chère. Beaucoup de gens vivent avec moins de 50 euros par mois. Or, dans un café, la boisson la moins chère est à 2,50 euros. J’ai constaté aussi les effets de la « réislamisation » entamée dès la fin des années 1960. La grande majorité des femmes portent le voile. Quand j’étais à l’université, de 1961 à 1965, il n’y avait presque pas de filles voilées, et la tendance générale était plutôt au dévoilement. Ce n’est pas forcément le signe d’une ferveur religieuse mais d’une volonté d’afficher une appartenance communautaire.

Le nouveau pouvoir est-il visible dans la rue ?

Les gens essaient de mener une vie normale. Ils veulent vivre libres et dans la dignité.

Oui et non. On voit dans les rues des soldats de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), y compris des étrangers. Pas agressifs du tout, mais je ne sais pas comment ils se comportent ailleurs dans le pays. J’ai entendu parler de « transgressions » dans d’autres provinces. Ce qui étonne est l’invisibilité de la police : il n’y a même pas d’agents de la circulation. Or un nombre considérable d’hommes et de femmes, visiblement très pauvres, se sont installés le long de certaines avenues pour vendre sur des étalages de fortune toutes sortes de produits : des cigarettes, des boîtes de conserve, des cosmétiques, des vêtements usés, et cela provoque des embouteillages monstres. Il est miraculeux dans ces conditions de voir tout le monde se comporter avec civilité, sans bagarres ni insultes.

Vous vous êtes rendu aussi à la grande mosquée des Omeyyades, le symbole de Damas…

Oui, elle se trouve au cœur de la vieille ville, qui, prise dans une enceinte, n’a pas, de ce fait, subi de transformations majeures. Les souks sont pratiquement restés tels que je les ai connus. J’ai regretté la disparition des échoppes de la Misquiyyé, à l’entrée de la mosquée des Omeyyades, où jadis on vendait de vieux livres et de la papeterie. Aujourd’hui, sur la place qui l’a remplacée, on vend aussi des livres sur des étalages, et cela m’a fait vraiment plaisir de trouver exposée la version originale, en arabe, de La Coquille, de Moustafa Khalifé, chef-d’œuvre de la littérature carcérale syrienne, que j’avais édité en français, et qui était évidemment interdit à la vente en Syrie. Je me demande si l’auteur, réfugié en France, imaginait que son livre serait un jour vendu à Damas. Et de surcroît devant la mosquée des Omeyyades !

À quoi aspirent aujourd’hui les Syriens et les Syriennes ?

La chute du régime a signifié la fin d’un cauchemar. Les gens essaient de mener une vie normale. Ils veulent vivre libres et dans la dignité. « Liberté » et « dignité » étaient les deux mots d’ordre de la révolution. Ils attendent que leur vie matérielle s’améliore. Ils profitent aussi de la liberté d’expression, inédite, pour revendiquer, exiger des réformes politiques et sociales, critiquer aussi les nouveaux détenteurs du pouvoir, auxquels ils reprochent de demeurer très flous sur leurs intentions.

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Ils sont à la fois heureux et perplexes, et beaucoup de démocrates s’inquiètent. Ils disent : nous savons d’où viennent ceux qui ont renversé Bachar Al-Assad. Comment pouvons-nous leur faire confiance ? Est-il imaginable qu’ils aient changé aussi vite ? Ne vont-ils pas finalement nous imposer leur idéologie islamiste, remplacer un despotisme par un autre ? Il faut être vigilants, dénoncer toute atteinte aux droits humains, notamment ceux des femmes, faire comprendre aux nouveaux maîtres du pays que les Syriens aspirent à une véritable transition démocratique.

La reconstruction du pays est-elle possible malgré les sanctions internationales ?

Tout est à reconstruire : le système politique, l’économie, l’administration, le pouvoir judiciaire… Et le vivre-ensemble après cinq décennies au cours desquelles le régime a entretenu les méfiances communautaires. La reconstruction matérielle exige beaucoup d’argent. Faire lever les sanctions sur le pays et sur Ahmed Al-Charaa, le chef de HTC – puisqu’il est encore théoriquement recherché comme terroriste – est sans doute pour lui une priorité. Les besoins sont énormes.

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Au terme de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a bénéficié du plan Marshall. Il faut une sorte de plan Marshall pour la Syrie. Mais ceux qui peuvent y contribuer – les États-Unis, l’Europe, l’Arabie saoudite et les pays du Golfe – vont poser des conditions, essayer d’obtenir des concessions qui mettent en cause la souveraineté nationale, imposer une politique économique ultralibérale. Il y a quelques jours, le ministre des Affaires étrangères, Al-Chibani, était à Davos. La reconstruction exige la participation active et vigilante de tous les Syriens, et devrait être conduite sous le contrôle d’instances élues démocratiquement. Nous en sommes encore très loin.

La normalisation des relations avec les Kurdes est-elle aussi un enjeu de ce point de vue ?

Oui, d’abord parce qu’il faut satisfaire le plus rapidement possible les revendications légitimes, à la fois culturelles et politiques, des Kurdes. Ils représentent 10 % du peuple syrien, et ils ont très longtemps été discriminés. Ensuite, parce que la région kurde, au nord-est du pays, est la plus riche en ressources naturelles. Les puits de pétrole se trouvent là, sur lesquels l’État syrien n’a pas la main.

Farouk Mardam-Bey
« La résurgence de forces politiques est nécessaire et en même temps très difficile en raison de la désaffection générale vis-à-vis du militantisme au sein de partis, toutes tendances confondues. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Il est crucial de parvenir à un accord équitable dans le cadre d’une décentralisation administrative. Des négociations existent, mais leur réussite ne dépend pas des seuls Syriens. Les États-Uniens, dont les bases militaires sont situées dans la région, ont leur mot à dire, et surtout les Turcs, hostiles à toute sorte d’autonomie kurde.

En dehors des Kurdes, on craignait des massacres d’Alaouites, dont sont issus les Assad. Ils n’ont pas eu lieu…

En effet. HTC a cherché à rassurer la communauté alaouite. Très peu d’actes de vengeance ont été signalés. On ne peut pas ne pas se rendre compte, malgré cela, que beaucoup d’Alaouites sont frustrés ou ont peur d’éventuelles représailles collectives. Il est urgent qu’une justice transitionnelle sérieuse, équitable, avec toutes les garanties accordées à la défense, soit mise sur pied pour juger ceux qui ont commis des crimes pendant les cinquante années précédentes. Ils ne sont pas tous alaouites, cela va de soi, et les crimes perpétrés pendant le soulèvement par des combattants de l’opposition sont concernés.

On peut craindre dès à présent une longue installation des islamistes au pouvoir sans oppositions organisées.

Vous évoquiez aussi la nécessaire reconstruction politique…

Oui, c’est fondamental. Parce que la Syrie souffre d’un vide politique. Pendant un demi-siècle, seuls existaient un parti-État, le Baas, et des groupuscules prétendument de gauche qui lui étaient soumis corps et âme. La résurgence de forces politiques est nécessaire et en même temps très difficile en raison de la désaffection générale vis-à-vis du militantisme au sein de partis, toutes tendances confondues. Or on peut craindre dès à présent une longue installation des islamistes au pouvoir sans oppositions organisées. Où va la Syrie ? Ahmed Al-Charaa et ses compagnons seront-ils capables de se délester davantage de leur passé pour mener le pays dans la paix vers un système pluraliste ? Rien n’est sûr mais n’insultons pas l’avenir.

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