Eau contaminée au CVM : « L’État a atténué la gravité du scandale sanitaire »
Le chercheur Gaspard Lemaire a enquêté sur la présence de chlorure de vinyle monomère (CVM), un gaz cancérogène, dans les réseaux d’eau en France. Il dévoile l’opacité autour de cette pollution et la passivité des pouvoirs publics français pour y remédier. Entretien.
Dans plusieurs départements de France, des villages vivent depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, sans accès à l’eau de leur robinet, même en dehors des périodes de sécheresse. En cause, une contamination au chlorure de vinyle monomère (CVM), un gaz présent dans la plupart des canalisations produites avant les années 1980, identifiée depuis au moins une dizaine d’années.
Pourtant, peu de citoyens sont au courant, et malgré des obligations légales, l’État tarde à agir durablement. Pour son étude de cas, Gaspard Lemaire, doctorant en science politique à la Chaire Earth de l’université d’Angers et enseignant en droit de l’environnement à Sciences Po, a obtenu des données supplémentaires auprès des agences régionales de santé (ARS), et a retracé l’histoire de cette contamination passée sous silence.
Qu’est-ce que le chlorure de vinyle monomère et comment est-il apparu dans le quotidien de toute la population ?
Gaspard Lemaire : C’est un gaz qui ne se trouve pas à l’état naturel, il a été synthétisé pour la première fois vers 1830 par un chimiste allemand, Justus von Liebig, et un chimiste français, Henri Victor Regnault. Cette substance n’est toutefois pas utilisée avant les années 1930 : les producteurs parviennent alors à le polymériser, c’est-à-dire à assembler des molécules de CVM pour fabriquer du PVC (polychlorure de vinyle, N.D.L.R.), un matériau d’une grande utilité en raison de sa souplesse et de sa solidité. Le développement du PVC a notamment été assuré par deux sociétés américaines, BF Goodrich et Union Carbide, puis par la société BASF en Europe.
Plusieurs études internes avaient été réalisées sur les effets du CVM, mais les producteurs ont sciemment caché ces informations.
Ce PVC a été utilisé à partir des années 1960, et jusqu’en 1980, pour fabriquer des canalisations d’eau. Le problème est que les fabricants ont laissé pendant des années des résidus de CVM s’installer dans les produits en PVC en raison du processus de fabrication qu’ils ont adopté, tout en sachant que cette substance était toxique et cancérogène. Plusieurs études internes avaient été réalisées sur les effets du CVM, mais les producteurs ont sciemment caché ces informations pour ne pas être attaqués par leurs employés exposés et pour éviter de provoquer une panique chez les consommateurs, puisque le PVC était aussi utilisé dans les emballages alimentaires.
Les effets sur la santé sont-ils connus depuis longtemps également ?
Déjà dans les années 1930, des études expérimentales sur des animaux montraient que le CVM provoquait des pertes de conscience, des troubles du foie… Dans les années 1940-1950, des travailleurs russes exposés sur le long terme au CVM ont développé des inflammations au niveau du foie, et des travailleurs américains des éruptions cutanées. En 1963, une étude épidémiologique a identifié des risques pour les travailleurs exposés au CVM de développer une maladie osseuse rare, l’acro-ostéolyse, qui engendre une destruction des phalanges.
Dans les années 1970, deux chercheurs italiens ont mené des études de long terme sur divers mammifères qui ont permis d’établir le caractère cancérogène du CVM lorsqu’il est respiré ou ingéré. Enfin, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé cette substance comme cancérogène certain pour l’être humain depuis 1987. Le CVM provoque en effet deux formes de cancer du foie, l’angiosarcome et le carcinome.
Comment ont réagi les États face à cette pollution au fil des années ?
Il faut distinguer le cas américain et le cas européen. Aux États-Unis, un scandale a explosé en 1974 car des cancers du foie se sont développés chez des travailleurs d’une usine de la société BF Goodrich à Louisville, dans le Kentucky. Un médecin du travail a confirmé les liens entre les cancers du foie qui ont conduit à la mort des ouvriers et l’exposition au CVM. Les services américains ont réagi tout de suite : l’agence gouvernementale chargée de la santé au travail a rehaussé les seuils d’exposition des travailleurs au CVM dans l’air. L’année suivante, l’Environmental Protection Agency (EPA) a publié un rapport affirmant que l’eau du robinet contient des particules de CVM.
Aux États-Unis, on sait donc depuis 1975 qu’il existe un problème majeur de pollution au CVM au niveau des canalisations. En Europe, le CVM a été interdit dans les aérosols en 1976, lesquels étaient énormément utilisés dans les salons de coiffure. En 1978, deux directives importantes sont adoptées : la première introduit des valeurs limitées d’exposition au CVM pour protéger les professionnels, tandis que la seconde interdit la production de matériaux en PVC contenant des résidus de CVM s’ils sont destinés à entrer en contact avec des denrées alimentaires ou avec l’eau courante. Mais aucune mesure n’a été prise concernant l’eau du robinet.
La France a attendu 2003, soit cinq ans après la directive européenne, pour adopter un décret sur le sujet.
Il faut attendre 1998 – soit plus de vingt ans après le premier rapport américain – pour qu’une directive relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine fixe une valeur limite de 0,5 μg (soit 0,5 millionième de gramme) de CVM par litre dans l’eau distribuée au sein du réseau public pour l’ensemble des pays de l’Union européenne. Cette directive ne prévoit toutefois aucune mesure pour que les taux de CVM dans l’eau soient analysés et demeure donc en grande partie inopérante.
Peut-on estimer que la France a minimisé les impacts de cette pollution et donc les moyens d’action ?
Tout à fait. La France a attendu 2003, soit cinq ans après la directive européenne, pour adopter un décret sur le sujet. À cette date, la directive européenne imposait aux États membres d’avoir éliminé toute substance susceptible de rendre l’eau non potable, ce qui est le cas du CVM. Or, l’État n’a produit aucune donnée concernant la localisation des pollutions. En 2007, un nouvel arrêté prévoit enfin la mise en place de prélèvements dans les eaux de distribution pour faire en sorte que la limite soit respectée, neuf ans après l’adoption de la directive européenne ! Ces prélèvements restent cependant inefficaces car le CVM n’est jamais recherché de façon spécifique.
Dans une note de 2018 à destination du public, le ministère de la Santé donne une explication qui laisse perplexe. Selon eux, on ne savait pas très bien mesurer le CVM dans l’eau avant 2007. Or, cela a été fait aux États-Unis dès 1975, puis dans les années 1990, des chercheurs parviennent à identifier le CVM dans l’eau à des niveaux mille fois plus précis que ce qui est demandé par la législation européenne.Il faut attendre 2010 pour que la direction générale de la santé charge l’Anses de réaliser une campagne nationale d’analyses.
Ce sont souvent les zones très rurales, des petits hameaux qui sont principalement touchés.
Les résultats publiés en 2012 sont alarmants : dans les centre-bourgs, les taux de non-conformité sont de 4 % et à l’extrémité des réseaux d’eau, cela atteint 14 %. Il y a une explication à cette différence : en bout de réseau, l’eau circule moins, elle stagne dans la canalisation, donc s’imprègne davantage de CVM. Ainsi, ce sont souvent les zones très rurales, des petits hameaux qui sont principalement touchés. Certaines concentrations y atteignent 10 μg par litre, soit 20 fois la limite de qualité prévue.
Qui est chargé de régler ces problèmes et d’assumer le coût financier ?
En 2012, les ARS ont été chargées de piloter une campagne nationale pour mieux identifier le risque et pour régler le problème le cas échéant. À partir de là, les articles de presse locale se multiplient dans diverses régions pour parler des coupures d’eau chez les habitants, mais la plupart de ces articles reprennent les éléments de langage rassurants du ministère et des ARS. Puis, en 2020, une nouvelle instruction a indiqué que 3 % des 120 000 tests effectués depuis 2012 étaient non conformes. Le ministère de la Santé a semblé satisfait, alors que ce chiffre laisse penser qu’un nombre important de Français restent exposés à des taux de CVM non conformes à la réglementation.
À partir de là, il revient aux personnes responsables de la production et distribution de l’eau (PRPDE, collectivités et exploitants) d’assurer l’identification et la gestion des contaminations. Il s’agit vraisemblablement d’une manœuvre de l’État pour tenter de faire reposer la charge du problème sur les communes et ainsi se défausser de ses responsabilités en matière de contrôle de la qualité de l’eau. Pour éviter que l’eau des consommateurs ne soit impropre à la consommation, les fournisseurs d’eau peuvent mettre en place une mesure transitoire immédiate qui consiste en un système de purges, afin que l’eau circule et se charge moins en CVM.
Les communes ne sont pas toujours au fait de l’état de leur patrimoine en termes de gestion de l’eau.
Sur le long terme, il est toutefois indispensable de remplacer les canalisations, mais cela suppose d’avoir identifié celles qui sont contaminées. Or les communes ne sont pas toujours au fait de l’état de leur patrimoine en termes de gestion de l’eau. De plus, ces remplacements représentent un coût non négligeable, notamment pour les petites communes rurales – en moyenne 75 000 euros le kilomètre – même si les agences de l’eau en financent une partie. Au total, plusieurs centaines de milliers de canalisations pourraient être contaminées.
Votre étude de cas participe à atténuer l’opacité sur cette pollution au CVM. Comment avez-vous mené l’enquête ?
Tout est parti de la lecture d’un reportage du Monde l’été dernier, dans un village du Loiret où les habitants n’ont plus d’eau potable depuis cinq ans en raison d’une contamination au CVM. Je ne connaissais pas cette substance, mais l’article m’a laissé perplexe, puisqu’il y était question d’une substance cancérogène qui était pourtant présentée comme anodine par les services de l’État. J’ai donc recensé l’essentiel de l’abondante littérature scientifique consacrée au sujet, puis les nombreux articles de presse locale, ce qui m’a conduit à comprendre que les pollutions étaient généralisées.
J’ai lu des notes affirmant que les risques sanitaires étaient purement théoriques et que tout était sous contrôle.
Sur le site du ministère de la Santé, j’ai lu des notes affirmant que les risques sanitaires étaient purement théoriques et que tout était sous contrôle concernant cette substance, alors même qu’un nombre croissant d’habitants sont privés d’eau potable. Dans divers documents publics plus confidentiels (rapports techniques, notes de position, etc.), le discours était différent. Malgré les nombreuses informations recueillies, je manquais de données. J’ai donc contacté les ARS pour obtenir le nombre de cas de dépassement des limites de CVM par région.
J’ai même saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) pour celles qui ne me répondaient pas. Finalement, j’ai obtenu les données de neuf régions. Malheureusement, il me manque celles de l’Occitanie, des Pays de la Loire, du Centre-Val-de-Loire, des régions qui sont a priori très concernées. Mon étude a permis de mettre en forme des données qui n’avaient jamais été communiquées au public et autrement plus complètes que les données brutes (et donc indéchiffrables pour la plupart des citoyens) publiées sur le site du ministère de la Santé.
Le ministère de la Santé a multiplié les contre-vérités et les omissions.
De plus, cet article universitaire est le premier à présenter le problème du CVM dans toute sa complexité en revenant non seulement sur les dissimulations des industriels, mais aussi et surtout sur la mauvaise gestion du problème par l’Union européenne, puis par l’État français. Cet article permet également de démontrer le caractère fallacieux des propos lénifiants du ministère de la Santé, qui a multiplié les contre-vérités et les omissions pour atténuer la gravité de ce scandale sanitaire.